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Brèves Hebdo (3)

par Evelyne Pieiller, 13 mars 2020
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Anonyme. — « Le triomphe de la mort », 1448.

On n’entend plus excessivement parler de Terra Nova, ce groupe de réflexion qui se définit comme progressiste et indépendant, et se charge de « produire et diffuser des solutions politiques innovantes ». C’est dommage. Ledit groupe était captivant. On lui a reproché d’être un peu trop proche des banques et des milieux d’affaires. Certes. Il ne s’en cache pas vraiment. Son actuel président, Lionel Zinsou, un économiste franco-béninois, a été banquier d’affaires puis PDG du fonds d’investissement européen PAI Partners. Premier ministre du Bénin de juin 2015 à avril 2016, il est fondateur et Managing Partner de SouthBridge, société de conseil financier et stratégique dédiée au continent africain. Certes. Mais on peut quand même se rappeler l’apport de Terra Nova…

Lire aussi Grégory Rzepski, « Ces viviers où prolifèrent les “experts” médiatiques », Le Monde diplomatique, décembre 2019.

Fin de la lutte des classes, pas chic, pas glamour, pas moderne... Le think tank considérait en 2011 qu’il fallait déplacer le combat progressiste du champ social au champ culturel. Son analyse, portée par la victoire de Barack Obama, postulait que « la coalition historique de la gauche centrée sur la classe ouvrière est en déclin » et qu’une « nouvelle coalition émerge : la France de demain, plus jeune, plus diverse, plus féminisée », et « les diplômés » constituant « un électorat progressiste sur le plan culturel ». La « gauche » (un mot qui évoque irrésistiblement le sketch éponyme de Christophe Alévêque) s’opposera ainsi à « un électorat qui défend le présent et le passé », autrement dit « la classe ouvrière » qui « n’est plus en phase avec les valeurs de la gauche ». On remarquera la manipulation verbale : la gauche, c’est le « libéralisme culturel ». Point. Épatant. L’essentialisme comme opérateur magique : toutes les femmes, tous les jeunes, tous les diplômés, tous les représentants de la diversité sont par essence progressistes : « intégralement à gauche ». Il n’est pas absolument certain que cette conception ne soit plus à l’œuvre dans les couches dominantes et chez les faiseurs d’opinion. Il va être assez stimulant de voir ce que produit sur cette grille idéologique l’état d’urgence coronavirus.

Transitionnement volontaire

Une jeune femme en butte à quelques difficultés lance sur son blog une idée simple pour résoudre les problèmes divers, argent, carrière, auxquels se heurtent les jeunes : les vieux devraient être assez généreux pour comprendre qu’ils en ont bien profité, et que s’éclipser serait leur dernier acte d’amour vis à vis de leurs enfants. Elle les incite donc à joyeusement, solidairement, faire preuve d’un bel altruisme en se suicidant. Son billet devient viral, elle devient célèbre, la proposition a un tel retentissement qu’elle s’épanouit en programme politique. Rien d’obligatoire, on est en démocratie : il s’agit d’un « transitionnement volontaire », remercié par de multiples défiscalisations. Évidemment, si le retraité préfère s’accrocher, s’obstiner à ponctionner des ressources qui devraient aller aux jeunes, c’est son droit. Mais de fait, sous les regards réprobateurs et dégoûtés, il va commencer à se sentir de trop, voire gênant, voire parasite. Ça marche. Les vieux se suicident avec décence.

Lire aussi Nardo, « Je crèverai si je veux, moi ! », « La bombe humaine », Manière de voir n˚167, octobre-novembre 2019.

C’est le fil du roman de l’américain Christopher Buckley, Départs anticipés (Points Seuil, 2008). Buckley à sa manière rejoignait Swift et sa Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres d’être à la charge de leurs parents… (Mille et une Nuits), où, en 1729, il engageait à cuisiner, bouillis, frits, rôtis, les rejetons, dont la chair, nourrissante et tendre, permettrait d’en finir avec les famines qui dévastaient régulièrement la population.

Le roman de Buckley avait quelque chose d’assez saisissant : on se disait en le lisant qu’effectivement, ça pouvait marcher. Il faut évidemment des conditions extrêmes. Mutatis mutandis, on y est presque. Ainsi, ébouriffant, ce que préconise la Société italienne d’anesthésie, d’analgésie, de réanimation et de soins intensifs dans un texte sur « l’éthique clinique » (mais oui, l’éthique), face aux choix auxquels sont aujourd’hui confrontés les soignants, ce n’est pas d’encourager les vieux au suicide, mais de « privilégier les jeunes et ceux qui ont plus de chance de s’en sortir » (La Croix). Autrement dit, on laissera les vieux se débrouiller tout seuls, et trépasser discrètement. On pourrait aussi envisager une levée de fonds, des embauches de soignants etc. Non. On est « obligé » de choisir. C’est bien triste, mais nécessité fait loi. Il va être assez stimulant de voir les réactions devant l’idée même de ce choix, dans nos démocraties libérales.

Evelyne Pieiller

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