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Brèves Hebdo (18)

C’est sur quel mot que s’ouvre « Ubu roi » ?

par Evelyne Pieiller, 25 mars 2021
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Alfred Jarry. — « Véritable portrait de Monsieur Ubu », 1896.

Suspense puissant. Question urgente. Adrénaline en flèche. Le site du ministère de la culture est tout fébrile. Non, il ne s’agit pas de s’occuper des quelques questions qui agitent les travailleurs artistiques. Le ministère est visionnaire. Il anticipe, il invente. Il a lancé un concours épatant pour déterminer quelle ville sera la première Capitale (avec majuscule, sinon on risquerait de ne pas saisir l’importance de l’invention) française (précision essentielle) de la culture en 2022. Bon, et alors, se dit en lui-même le lecteur qui a quelques autres préoccupations ? Ah, patience, c’est maintenant que l’affaire est grande : car sur les huit critères imposés pour le « projet », il n’y en a pas un qui évoque la… comment on appelle ça déjà… une œuvre éventuelle, un petit quelque chose qui aurait à voir avec une production artistique. On ne saurait penser à tout. L’essentiel, c’est de prévoir la « participation des habitants », la « solidarité territoriale », la « capacité de mise en œuvre », « l’accessibilité à l’égard des personnes en situations de handicap » (saluons la fluidité de la formule et l’assez pessimiste pluriel de « situations »), etc. Pour qu’aucune ombre d’ambiguïté ne subsiste, l’appel à projet se termine sur une précision éblouissante : « Enfin il faut ajouter une dimension particulièrement importante : le tourisme. »  Un tel degré de franchise ne peut qu’être inspirant, pour reprendre un terme devenu si subitement tendance qu’on soupçonne l’influence de la pandémie : c’est sur quel mot déjà que s’ouvre Ubu roi ?

Lire aussi Georges Didi-Huberman, « Où va donc la colère ? », Le Monde diplomatique, mai 2016.

Une vingtaine de cinémas a accueilli du public, le week-end du 13 mars, à l’appel de l’ACID (Association du cinéma indépendant) et du Groupement national des cinémas de recherche — un peu partout en France, mais pas à Paris ni en banlieue, sauf à Ivry. Puisque les « projections-tests » sont autorisées pour montrer les films nouveaux aux distributeurs, journalistes etc., ils ont utilisé cette autorisation pour l’étendre à un public plus large. C’est un début. Un début de désobéissance… intellectuelle. Car on peut se demander si tous les acquiescements aux règles ne sont pas une façon de composer avec le désastre. Jouer une fois comme le font les troupes qui le peuvent pour des professionnels, faire des captations… c’est un soulagement, que tous ne peuvent par ailleurs s’offrir, mais c’est accepter l’idée qu’on peut faire comme si : comme si jouer devant et pour un public n’était pas le sens même de ces professions, comme si la représentation pouvait être remplacée par le virtuel, comme si avec un peu de bonne volonté, on arrivait toujours à faire sans l’ouverture des salles, à éviter de penser qu’on pourrait jouer dans l’espace public, par exemple… Et accepter de négocier des jauges pour l’avenir proche, c’est condamner bien des lieux, bien des artistes, c’est détruire la possibilité de « prendre des risques » selon la valorisante expression consacrée, c’est enfin dénaturer un esprit. Comme dit l’homme de théâtre Nicolas Struve, dans l’Odéon occupé, « si le nombre de places et de possibilités de jouer se réduisent sans cesse, tout simplement la culture va devenir plus sage ». Oui. Bravo au Hellfest qui refuse de s’adapter, quitte à disparaître. Et rêvons un peu autour du festival des Vieilles Charrues, qui voit avec enthousiasme dans ce passage de 270 000 spectateurs en 4 jours à 5 000 quotidiens sur 10 jours « une nouvelle expérience, un nouveau défi ». Mais toujours dans le respect des règles sanitaires, bien sûr. Or, les autorités sont toutes d’accord : il n’y a pas de risque particulier. Même l’amusante Mme Bachelot n’a qu’une explication au maintien de la fermeture des salles : le problème, c’est qu’on y va entre amis, et qu’après on va boire un verre. Ah, cachez ce verre que je ne saurais boire… Restons sérieux. Invité par la mission d’information du Sénat consacrée aux effets des mesures sanitaires, le professeur Antoine Flahault, qu’on a connu plus assombrissant, affirme qu’il est possible d’ouvrir à nouveau les salles, et qu’elles soient «  safe, sans forcément un respect de la distance physique », à condition de pratiquer les gestes barrières et le port du masque. Mieux encore, il suffirait de recourir au renouvellement de l’air par des filtres, ce qui permet de détruire les aérosols. Quant à l’extérieur, il ne voit aucune raison « d’imposer d’être assis en plein air ». Comme dit le sénateur Bernard Jomier, « Qu’attendons-nous ? ». Effectivement.

Qu’attendons-nous.

À Paris, la Bourse du commerce, dont la coupole et les décors sont classés aux monuments historiques, et qui a été rétrocédée par la Ville à une filiale de la société Artémis, contrôlée par la famille Pinault, pour permettre à François Pinault de montrer sa collection, va sans doute servir de « vaccinodrome ».

Evelyne Pieiller

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