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Ce que « Bolloré » fait au livre, aux éditeurs et aux auteurs, 2e partie

Où l’on a vu comment l’installation du milliardaire et militant d’extrême droite catholique Vincent Bolloré en pole position des groupes éditoriaux français n’est que l’arbre qui cache une forêt bien mal fréquentée.

par Thierry Discepolo, 22 août 2025
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William Michael Harnett. — « Memento Mori, “To This Favour” » (« Memento Mori, “À cette faveur” »), 1879.

À la tête de Média-Participations, deuxième challenger éditorial du groupe Hachette derrière Editis, la famille Montagne affiche le même genre de pedigree mais sur un mode réservé. Catholique de droite lui aussi, mais « modéré », le fils (Vincent) a pris ses distances avec le père et fondateur (Rémy), qui agrémentait en 1974 les débats à l’Assemblée nationale sur la loi Veil en associant l’avortement aux génocides du IIIe Reich. Fondé avec l’argent des pneus Michelin et l’aide de l’assureur Axa, Média-Participations mélange désormais astucieusement l’industrie de la bande dessinée aux fascicules religieux et aux publications d’entreprise, à l’« art de vivre » et à l’« art du fil », au nautisme et au secourisme. De ce fatras émerge péniblement la bannière du Seuil, où l’on s’efforce de satisfaire le contrôleur de gestion du groupe en exploitant les grandes causes humanistes dans l’air du temps.

Lire ici la première partie de ce texte.

On ne fait pas de petites affaires juteuses avec la littérature brune sur les terres du « roi de la BD » — contrairement à ce qu’on pratique discrètement, comme on l’a vu, chez Gallimard, et en grand tintamarre chez Bolloré. Car Vincent Montagne est un pragmatique : dès son achat du Seuil en 2018, il a nommé à sa direction Hugues Jallon pour assurer auteurs et directeurs de collection que la ligne « de gauche » de la maison serait maintenue. Six ans plus tard, la caution ayant rempli son rôle mais ses « résultats » n’étant pas « satisfaisants », l’éditeur de paille a été remplacé par Coralie Piton, diplômée d’HEC, consultante pour le cabinet McKinsey passée chez Canal+ (Bolloré) et la Fnac (Kretinsky), qui connaît surtout du métier les livres de comptes (1). On peut comprendre que plusieurs cadres du Seuil soient allés voir si l’herbe était plus grasse chez Editis, racheté en 2023 au même Bolloré pour 653 millions d’euros par le même Kretinsky.

Lancé en juillet 2024 par Attac et les Soulèvements de la Terre, l’appel à « Désarmer l’empire Bolloré » (2) rappelle qu’avant de fondre sur l’édition et les médias français, le patron de Hachette a fait fortune dans l’exploitation néocoloniale et qu’il continue de compter parmi les acteurs majeurs du ravage écologique. Il faut donc aussi rappeler que le milliardaire tchèque patron d’Editis — deuxième groupe éditorial et médiatique français avec une cinquantaine de maisons dépendantes — doit sa fortune au même genre de piraterie — non pas en Afrique, comme Bolloré, mais en Europe de l’Est. Ce qui fait de Daniel Kretinsky — propriétaire de centrales électriques au lignite, au gaz et nucléaires, de gazoducs mais aussi d’entreprises de stockage de gaz, de fret, de négoce de matières premières, etc. — un producteur de nuisances écologiques et économiques du même registre, toutefois d’une autre ampleur (3).

Mais s’intéresse-t-on vraiment dans le monde du livre aux nuisances écologiques et économiques d’un grand patron dès lors qu’il ne s’agit pas de « Bolloré » ?

Sur le plan politique, la différence de positionnement entre le Breton (12e fortune française, 224e mondiale (4)) et le Tchèque (313e fortune mondiale) se situe entre Valeurs actuelles, pour le premier, et Franc-Tireur, pour le second. Autrement dit, une offre qui va de l’extrême droite à l’extrême centre — soit l’espèce d’alliance qui gouverne, vaille que vaille, le pays depuis 2022.

Voir aussi « Édition française, qui possède quoi », Le Monde diplomatique, avril 2025.

On a vu — ne serait-ce qu’avec la romance du grand remplacement sous la plume de Jean Raspail (5)— qu’Editis pouvait exploiter le genre de filon sans équivoque qu’on trouve plutôt chez Gallimard. Mais son cœur de profit reste le best-seller fangeux dont les avatars de l’éditeur Bernard Fixot (Oh !, XO, etc.) donnent le modèle depuis Jamais sans ma fille (décliné en mariages forcés et inceste ou « sujets de société » tels que drogue et euthanasie) ; mais aussi des « romanciers » comme Guillaume Musso et consorts, des « historiens » comme Max Gallo, les « autobiographies » de Jean-Marie Bigard, Michel Sardou, Sylvie Vartan et les essais de Valéry Giscard d’Estaing, Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron.

Toutefois, la production d’Editis étant soumise aux mêmes lois que chez Média-Participations, les marques dont les lignes éditoriales sont les moins faciles à rentabiliser y peinent tout autant à satisfaire la croissance à deux chiffres qui assure à ces groupes la production industrielle au centre de leur stratégie commerciale : noyer le marché d’ouvrages issus d’un dumping social et intellectuel. Ce qui n’est pas sans présenter quelques vilaines contradictions. Mais, entre autres avantages d’un grand groupe, la vulgarité de ces entrées d’argent assurées par une partie des enseignes peut être corrigée par l’élégance d’autres. Comme les collections « Anthropocène » au Seuil-Média-Participations et « Zones » à La Découverte-Editis — où l’on œuvre pour des causes aussi fondamentales que la lutte contre le capitalisme et la croissance, ses dégâts humains et environnementaux. Par exemple La Découverte, qui n’édite pas seulement, de Mona Chollet à Monique Pinçon-Charlot, les best-sellers d’irréprochables autrices de gauche. Suivant une comptabilité fine, on y formate les pensées publiables, légitimées par une pincée de points de vue hétérodoxes dissouts dans le tout-venant universitaire dont les coûts de production passent sous les radars du cinquième étage.

La rentrée d’automne 2024 a vu une levée de boucliers contre un projet de campagne publicitaire pour le livre de Jordan Bardella à paraître chez Fayard-Hachette. Selon Libération, l’éditeur avait programmé, entre fin novembre et mi-décembre, la diffusion de la couverture du livre (soit le portrait en pleine page de l’auteur) sur des affiches de 4 mètres sur 3 et la réservation, contre un montant de 150 000 à 200 000 euros, de « 581 panneaux publicitaires “partout en France et en banlieue parisienne” pour une “visibilité massive sur les quais de gare” SNCF et RER en banlieue (6) ». On sait qu’en fait les conditions générales de vente de la régie publicitaire de la SNCF excluent par principe les livres politiques des opérations de cette ampleur (7). Pour autant, difficile d’échapper à cette énième provocation, qui a offert au Rassemblement national une nouvelle occasion de jouer, dans les médias à sa botte, la victime de la « censure » (8). Tout en enrôlant les autres dans la pré-promotion d’un livre qui n’en avait pas besoin.

Comme il se doit, les réseaux sociaux ont brui d’indignation contre la mobilisation des médias et des librairies de « Bolloré » , dont le réseau Relay. Doit-on donc davantage s’inquiéter de la promotion d’un programme d’extrême droite que du pouvoir dont dispose un seul individu dans la bataille des idées ?

Quant à l’objet même par lequel le scandale est arrivé, on peut s’offusquer de la grossièreté du procédé tant ce livre tient du tract électoral, résumé par un journaliste de L’Humanité : « Creux politiquement, sans détail ni réflexion sur son récit personnel, un produit marketing à son image, lisse, sans relief (9) ». Mais puisqu’on parle ici d’édition, on doit en dire un peu plus que cette conclusion, finalement généreuse : comme la plupart des biographies signées par des stars du sport, de la chanson, de la danse, du petit et du grand écran, le nom sur la couverture n’a pas grand-chose à voir avec le nom de celui ou celle qui a souvent fourni, au mieux, quelques heures d’enregistrement, saisies puis réécrites par l’employé (mal payé) d’une maison d’édition — ici sous le contrôle d’un chargé de communication du Rassemblement national. Ce qui n’est pas scandaleux en soi : tout illettré devrait avoir les moyens de s’offrir un livre intitulé « Ce que je cherche ». Le problème vient plutôt, encore une fois, de la puissance de l’industrie qui inonde le marché de ce genre de production au rabais.

Thierry Discepolo

Éditions Agone, auteur de La Trahison des éditeurs (2011, 2017, 2023).

(2Attac France, « Désarmer l’empire Bolloré : Attac signe l’appel et s’engage », 17 juillet 2024.

(3Toutes les données sur Daniel Kretinsky sont issues du texte de Laëtitia Riss, « Empire Kretinsky : vers un géant européen des médias ? », Le Vent se lève, 2 juillet 2024.

(4Classement Forbes 2024 – de même pour Daniel Kretinsky, ci-après.

(5Lire la première partie de ce texte.

(6Tristan Berteloot et Franck Bouaziz, « “Embarras” à la SNCF autour de la campagne de publicité du livre de Jordan Bardella édité par Fayard », Libération, 16 octobre 2024.

(7Nicole Vulser, « Pas d’affichages dans les gares pour le livre de Jordan Bardella », Le Monde, 28 octobre 2024.

(8Pour ne citer que Cyril Hanouna, « Des syndicats de la SNCF refusent de faire la promotion du livre de Jordan Bardella », sur Europe 1 (propriété du groupe Bolloré).

(9Florent Le Du, « On a lu le livre de Jordan Bardella : on vous le résume en 600 mots », L’Humanité, 12 novembre 2014.

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