En pleine guerre d’Espagne, un couple — à la vie et à la scène — de comédiens-danseurs itinérants est arrêté à Belchite par les troupes franquistes. Si leur cœur bat pour les Républicains et bien qu’ils connaissent tous leurs chants de fraternité et de combat, ils sont bien obligés de prétendre ne pas faire de politique pour sauver leur peau. Carmela et Paulino devront donc se produire devant des généraux pour célébrer le Caudillo — et ses alliés mussoliniens — et se moquer des brigadistes internationaux qui vont être fusillés le lendemain. Mais Carmela ne peut tenir ce grand écart sous le regard d’un jeune prisonnier polonais venu mourir pour l’Espagne sans même en parler la langue ; elle laisse deviner sa révolte ; elle est abattue. Ay, Carmela !, écrite en 1987, a fait connaître son auteur, José Sanchis Sinisterra, né à Valence en 1940, sur toutes les scènes du monde, en particulier en Amérique latine où résonnent sa langue et ses enjeux. C’est aussi en 1990 — quinze ans après la mort de Franco — que le réalisateur Carlos Saura en fait un film culte pour lequel il obtient treize Goyas, dont celui de la meilleure actrice pour Carmen Maura.
Lire aussi Pauline Perrenot & Vladimir Slonska-Malvaud, « Le franquisme déchire toujours l’Espagne », Le Monde diplomatique, novembre 2019.
Autant dire que lorsque Lionel Sautet, comédien et directeur de la Compagnie les Funambules, basée en territoire rural, s’empare de Ay, Carmela !, et l’adapte pour sa première mise en scène, avec Caroline Fay dans le rôle-titre, l’enjeu est de taille. D’autant que ce texte l’habite depuis vingt-cinq ans.
Une urgence que l’on reçoit au plus fort dans le dispositif rapproché de la petite salle parisienne du Lucernaire, où ils jouent encore jusqu’au 20 mars. Dans un théâtre vide, Paulino est sur scène, titubant, noyant son désespoir et sa peine dans l’alcool. Carmela revient chanter et danser. Reprendre le fil du récit. Elle est belle comme une étoile filante. Mais elle est passée de l’autre côté de la vie. Est-ce son fantôme qui revient ? Ou bien est-elle seulement dans la tête et le cœur inconsolable de Paulino ? En tout cas, elle ne regrette rien. Et referait tout pareil si c’était à refaire. Chanter, danser et tenir tête. Et puis de l’autre côté, cela ne semble pas si mal. Dans une file d’attente, elle a croisé Lorca — oui, Federico Garcia Lorca, le poète assassiné le 19 août 1936, un mois après le déclenchement de la guerre civile ; il lui a écrit quelques vers sur un morceau de papier…
Les deux comédiens-chanteurs recomposent l’argument et construisent sous nos yeux leur personnage. Si Carmela est très vite et tout entière braise et feu, Paulino n’est pas en reste qui avant de vaciller et plier (« On est des artistes nous, non ? Alors la politique on s’en tape ! On fait ce qu’on nous demande, et puis c’est tout ! ») était aussi celui qui lui donnait la réplique dans le chant, la danse et l’amour. Incandescents l’un et l’autre.
Lire aussi Emilio Sanz De Soto, « Les écrivains et la guerre d’Espagne », Le Monde diplomatique, avril 1997.
On est doucement aimantés par ce couple d’artistes et d’amants qui, avec quelques accessoires et sous les belles lumières de Raphaël Maulny, redessinent un destin tragique mais inscrit dans une histoire collective de résistance, faisant entendre a cappella, dans leur propre poésie, des chansons du répertoire des chants républicains qui gardent toute leur puissance. Ay Carmela (également connue sous le titre El paso del Ebro), d’abord chantée en 1808 lors de la guerre d’indépendance espagnole contre Napoléon Ier, en est l’un des joyaux.
Lorsqu’ils saluent, émus, à la fin de la représentation, ils précisent qu’ils font leur cette histoire. Et on les croit.
Ay, Carmela !
de José Sanchis Sinisterra, adpaté par Lionel Sautet
Jusqu’au 20 mars, au Théâtre du Lucernaire
53, rue Notre Dame des Champs
75006 Paris
Et le 22 décembre 2022, à Nice, au théâtre de la Cité.« »