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Clusters

par Frédéric Lordon, 5 juin 2020
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« Cluster bomb shrapnel at COPE centre, Ventiane » (éclat de bombe à sous-munition au musée de la Coopérative des prothèses et orthèses, à Ventiane, Laos) cc Cluster Munition Coalition.

Il faut être capable de le reconnaître : il y a des clusters en France. Des clusters de violence institutionnelle, de racisme, de mensonge et de déni. Nous ne sommes pas complètement démunis : nous pouvons les localiser avec une grande certitude : la préfecture de police, la Place Beauvau, l’Élysée — on a repéré également des super spreaders Quai du Point du Jour (CNews, LCI), dans le 15e (France Télévision, BFM) et à Radio France (notamment à l’étage de France Info). Nous devons aussi admettre que nous n’avons pas été assez vigilants pendant trop longtemps : nous n’avons pas appliqué convenablement les gestes barricades, pas assez porté nos masques. Et voilà où nous en sommes. Mais nous pouvons nous ressaisir. Nous le devons même : nous sommes en guerre.

Nous pouvons compter sur la science. Dans les clusters les plus infestés — la police —, la recherche a montré comment les comportements racistes et violents se transmettaient de proche en proche à partir d’un individu particulièrement virulent. Celui-ci doit être rigoureusement confiné — et en réalité sans doute mis en quarantaine définitive tant qu’on n’a pas trouvé de vaccin (ne nous cachons pas la vérité, l’élaboration d’un vaccin contre le racisme et la violence dans la police risque de prendre beaucoup de temps). Les autres doivent avoir chargé l’application de contact tracing StopBovid pour qu’on puisse : 1) identifier sur qui ils ont postillonné, 2) leur permettre de déclarer des symptômes (flash de plaisir à proférer des insultes racistes, à ne contrôler que les gens de couleur, à saisir la première occasion d’exercer des violences — l’adhésion à un syndicat de police est un signe avant-coureur qui doit être pris très au sérieux). Pour être autorisé à sortir, ils devront remplir une attestation sur l’honneur qui les engage à se comporter normalement, disons comme on voit la police à la télé. Toute infraction sera sévèrement punie d’une retenue sur salaire et, à la troisième incartade, de possibles peines de prison. Ces individus doivent comprendre que nous devons impérativement briser les chaînes de contamination dont ils risquent d’être des propagateurs.

Le paradoxe de cette épidémie, c’est que ses foyers apparents, les commissariats, s’ils sont très virulents, ne sont pas les plus difficiles à maîtriser — on peut aisément en venir à bout en répartissant les individus en centres fermés. La recherche rencontre des difficultés plus sérieuses avec les autres clusters. Qui défient les modèles épidémiologiques. Autant la dynamique virale est assez aisément prévisible avec la police, autant les comportements des clusters politiques sont encore incompréhensibles. Par exemple, après le rassemblement du 2 juin au TGI de Paris, Christophe Castaner déclare à Ouest-France que « la police protège de tout y compris du racisme ». Des virologistes de renom ont confié qu’ils n’avaient jamais vu ça. Pour l’heure on continue de chercher en vain quelles hypothèses il faudrait mettre dans un modèle pour lui faire engendrer des choses pareilles. Nous ne devons pas nous cacher que la perspective du vaccin, qui était déjà lointaine pour les clusters policiers, est ici tout à fait hors de portée, de même, mais ça allait sans dire, que celle de l’antidote. Pour l’heure la science ne peut que tenter de répondre par l’enquête à des questions très préliminaires — cérébro-toxicité d’une prise d’hydroxychloroquine à titre préventif et en doses excessives ? Altération génétique par du matériel de chauve-souris ? Il est à craindre que nous ayons affaire à un individu structurellement incapable de développer le moindre anticorps — et que c’était une erreur manifeste de lui confier des responsabilités de cette nature. Il faudra sans doute se résoudre « après », quand les choses reviendront à la normale et que cette trop longue parenthèse aura été fermée, à une mise à l’isolement définitive, dans des conditions de fermeté mais d’humanité.

La préfecture de police également devrait être entièrement mise sous housse plastique. Spécialement les derniers étages. Où la recherche bute sur des difficultés de prédictibilité similaires. Nous savons déjà que les casquettes trop grandes, ou mal ajustées, peuvent être un facteur de contamination — c’est pourquoi nous avons fait le choix de ne pas les distribuer largement, constatant que les intéressés ne savent pas bien comment les mettre. Mais ceci ne suffit pas, évidemment, pour comprendre la symptomatologie déconcertante, et fulgurante, qui s’empare des sujets. Décisions aberrantes, propos aberrants — dont on pressent cependant qu’ils forment un tableau clinique d’ensemble très cohérent. Par exemple interdire à quelques heures du rassemblement une manifestation annoncée depuis plusieurs jours : ici le sujet est en proie à une bouffée narcissique à l’idée de son habileté suprême (on ne doit pas méconnaître la dimension psychosomatique de la maladie). Faire jeter des grenades lacrymogènes du haut du TGI sur un rassemblement étonnamment pacifique (il aurait pourtant eu tous les titres à l’agitation colérique) avec, de nouveau, l’intention de le faire déraper au moment où les chaînes d’information continue s’en occupent, entre également dans ce paysage mental enfantin-pervers, avec ses fantasmes de toute puissance (le sujet a dû cesser il y a peu seulement de croire que c’étaient ses passes magiques qui déplaçaient les voitures dans la rue — il continue d’ailleurs peut-être de le croire avec les fourgons de police). L’explication scientifique cependant achoppe sur ses propos manifestement incohérents, qui pourraient faire penser à un syndrome de type Tourette (le sujet ne peut se retenir d’éructer des propos les plus obscènes possibles en public), mais peut-être devons-nous rester prudents à l’examen. En tout cas avoir choisi le moment de cette manifestation contre le racisme structurel de la police pour rappeler l’histoire glorieuse de la préfecture en cette matière a laissé les cliniciens interloqués — puisque toute évocation de cette nature fait évidemment d’abord penser au Vel’d’Hiv, à la ratonnade d’État d’octobre 1961 et à Charonne. Bien sûr la clinique a déjà eu à connaître des cas de régression massive où le sujet joue avec ses excréments, mais tout de même pas à ce niveau de l’État.

À cet égard, le Mobilier national (pour ce qui n’en a pas encore été privatisé) fait part également de son inquiétude. Pour les moquettes et les tapisseries. Car on joue beaucoup à l’Élysée aussi — or, ce sont tout de même des œuvres précieuses, et très difficiles à ravoir. Ici le cas défie la science depuis le tout début. Ses autres amusements étaient jusqu’ici bien innocents, et même attendrissants : ainsi de cette grande passion à essayer toutes les panoplies (Jupiter, Bonaparte, aviateur, Clémenceau, créatif de publicité, général en chef). Cependant la prévalence des personnages historiques dans la série, d’une part, et l’impossibilité de stabiliser une identité, d’autre part, doivent attirer l’attention. Une problématique familiale, et conjugale, disons « compliquée », crée un terrain certainement défavorable. Mais le syndrome d’escapisme est trop prononcé, depuis trop longtemps, pour qu’on ne s’en inquiète pas : si le plaisir oral de gazouiller est encore compréhensible à cet âge, la dissociation dans l’esprit du réel et des choses dites, censément sur le réel, est un signe clinique alarmant. Annoncer de nouveaux « jours heureux » en constituant un conseil d’économistes autour de Jean Tirole, puis en nommant Pierre Moscovici à la Cour des comptes, signale, par exemple, la dimension hallucinatoire du monde dans lequel le sujet semble enfermé. On se souvient d’ailleurs de ses propos sur l’inexistence de toute violence policière. Le thème a été répété trop souvent pour qu’on ne voie pas un patient claquemuré dans la reconstruction entière d’un réel parallèle par sa fantaisie, et dont la constante bonne humeur, un peu stupide, cache sans doute une grande souffrance. Certes, ce sont là pour lui des « solutions anxiolytiques » efficaces, mais trop temporairement, et dont il faut un jour envisager le sevrage. Entre-temps, toute la politique gouvernementale, économique donc, et policière, est gouvernée par ses orientations. Il est évident que nous avons ici le premier cluster de France vers lequel les gestes barricades doivent être appliqués le plus rigoureusement.

Ceci ne doit pas nous conduire à négliger les clusters « secondaires » — BFM, LCI, CNews, France Télévision, France Info —, d’ailleurs pas si secondaires que ça. Le respect de la distanciation sociale y est presque impossible, et les gens y vivent dans une effroyable promiscuité cognitive. L’épidémiologie, en dégageant le concept de « houle virale permanente », avec donc ses flux et ses reflux, saisit d’une manière imagée et frappante la contamination pour ainsi dire « à cœur » — chez certains, on a observé de la charge virale jusque dans le fémur. Heureusement, ici, les modèles sont d’une remarquable fiabilité prédictive. Nous savons à l’avance qui va dire quoi, développer quel symptôme, postillonner à quel moment. Par exemple, le modèle pouvait dès mardi prédire que Le Parisien rapporterait les événements aux États-Unis dans sa rubrique « Politique », et le rassemblement contre le racisme de la police en France dans sa rubrique « Faits divers ». Sans voir du tout le moindre problème. De même, la chronique de Thomas Legrand a pu être engendrée en laboratoire par un logiciel d’écriture automatique muni de ce que les spécialistes appellent un « moteur de circonlocutions » (nécessaire sur les clusters France Inter et Le Monde seulement), injectant aléatoirement des connecteurs comme « cependant », « oui mais », « pas exactement », pour dire que la police française n’est pas raciste mais qu’elle l’est parfois, que la situation aux États-Unis n’a rien à voir avec celle de la France quoiqu’elle y fasse penser, etc. L’ordinateur générateur a été branché sur un aquarium à poisson rouge qui a permis d’observer que la pauvre bête, comme on pouvait s’y attendre, était décédée (par noyade).

Il faut le dire, pour des scientifiques, ce sont toujours de grandes satisfactions de l’esprit de pouvoir annoncer des faits caractéristiques avant qu’ils ne se produisent, et de revérifier ainsi la puissance prédictive de la modélisation, même si, disons-le, le modèle, finalement, n’a pas à être si compliqué. En l’occurrence d’ailleurs, il est assez simple. En fait totalement rudimentaire — à la mesure de la « complexité » interne de son objet, ni plus ni moins.

Ce tableau épidémiologique devrait en tout cas bientôt faire l’objet d’une publication soumise à The Transpalet.

Entre temps, restons civiques et ne baissons pas la garde : masques, gestes barricades, gestes Fenwick. Nous sommes en guerre.

Frédéric Lordon

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