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Michael Rakowitz

Comment redonner à la culture irakienne un peu de sa visibilité

par Philippe Pataud Célérier, 9 avril 2019
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À gauche, une statuette perdue dans le pillage du musée de Bagdad, à droite, sa reconstruction par Michael Rakowitz. Projet « L’ennemi invisible ne devrait pas exister », depuis 2007. © Galerie Barbara Wien, Berlin.

«En Irak, nous posons toujours une datte sur les lèvres du nouveau né. Pour que son premier contact avec la vie soit le plus doux ». Michael Rakowitz se souvient. Les dattes ont toujours été au cœur de ses traditions familiales. Son grand-père, Nissim Isaac Daoud Bin Aziz, juif, natif de Bagdad, dirigeait l’un des plus florissants commerces de dattes du Proche-Orient. Jusqu’au début de la deuxième guerre mondiale, qui voyait surgir à Bagdad le premier pogrom (1). Les violences s’aggravant autour de la question palestinienne (2), la famille Daoud migrait aux États-Unis. Et c’est à New York que le grand-père David (son nom ayant entre temps été anglicisé) relançait dès 1947, sous la marque Davisons & Co, son activité d’import-export de dattes irakiennes.

Soixante-dix ans plus tard, les dattes sont encore une préoccupation familiale. Mais de façon bien singulière. Car ce qui fait désormais date dans l’activité de Michael Rakowitz, né à New York en 1973, n’est plus le fruit mais son conditionnement. En témoigne sa dernière création présentée à Trafalgar Square sur le Fourth Plinth, où pendant dix-huit mois est exposée une sculpture contemporaine. L’œuvre de Rakowitz représente l’un de ces imposants taureaux ailés (lammasu) qui protégeaient depuis le VIIe siècle avant J.-C. l’entrée de Ninive, l’ancienne capitale assyrienne située dans les faubourgs de Mossoul (Irak). La particularité de cette sculpture est de ne plus être taillée dans un bloc de granit mais fabriquée avec des boîtes de conserve de sirop de dattes : 10 500 boîtes précisément.

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Reconstruction trônant à Londres d’un Lammasu du musée de Bagdad, en boîtes de conserve de sirop de dattes. Projet « L’ennemi invisible ne devrait pas exister », depuis 2007. Photo : Tony Hisgett. À gauche, une statuette perdue dans le pillage du musée de Bagdad, à droite, sa reconstruction par Michael Rakowitz.
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Détails dattiers du Lammasu. Photo : David Holt.

De dattes, l’Irak n’en manquait pas. Le pays en était même le plus gros producteur et exportateur mondial dans les années 1970. Puis l’histoire rebattait les cartes. Saddam Hussein prenait les rênes du pays. Et en trois décennies, ouvertes par la très meurtrière guerre déclenchée contre le voisin iranien (1980-1988), l’Irak plongeait dans une spirale de violences. En 1991, la coalition menée par les Américains lançait sur l’Irak (suite à son invasion du Koweït) la plus grande force militaire jamais déployée depuis le débarquement des forces alliées en Normandie. La seconde guerre du Golfe éclatait en 2003, au terme de laquelle, sur fond d’occupation américaine et de guerres civiles (2006-2009, 2013) émergeait Daech.

Lire aussi Marina Da Silva, « L’art est têtu à Bagdad », Le Monde diplomatique, juillet 2017.

Américain de naissance, Irakien par héritage, ce conflit l’interpelle. Il observe les flux d’images qui déferlent sur les écrans américains. Que reste t-il du pays de ses aïeuls où lui-même n’a jamais pu se rendre ? Les informations diffusées par ses amis irakiens sont alarmantes. Souvent à rebours de celles diffusées par les médias dominants. Des milliers de tonnes de défoliants ont été larguées sur les palmeraies. Les puits, les jardins, les terres arables ont été empoisonnées par Daech. Une folie dans cette région aride, issue pourtant d’une stratégie mûrement réfléchie : stériliser ces sols pour dissuader tout retour, supprimer tout espoir à venir. Jusqu’aux traces de ces grandes civilisations assyro-babyloniennes dont la réussite tint, dans ce sud mésopotamien avare en précipitations, à cette production dattière qu’elles maîtrisaient sans égal. Des feuilles jusqu’aux racines, toutes les ressources étaient exploitées pour se nourrir — « Une famille avec un dattier ne meurt jamais » de faim, dit le proverbe —, se vêtir, construire, compter, penser. N’était-ce pas à Uruk, ville du mythique roi Gilgamesh (— 2900), l’actuelle Warka irakienne, qu’étaient jetées les premières bases de l’écriture cunéiforme ?

« Sur les trente millions de palmiers dattiers qui recouvraient le territoire irakien avant la guerre contre l’Iran, il en reste aujourd’hui moins de trois millions, mais en piteux état », précise Rakowitz. Rongés, intoxiqués par cette nouvelle forme de fusarium (champignon) qui prospérerait sur ces terres saturées d’uranium appauvri : un matériau indispensable pour donner aux obus une plus grande capacité à pénétrer les blindages tout en s’enflammant à l’impact. En l’espace de six semaines, lors de la médiatique « tempête du désert » en 1991, le territoire irakien recevait autant de bombes (90 000 tonnes en 110 000 sorties aériennes) que l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale.

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L’équipe de la « Cuisine de l’ennemi » (depuis 2003).

C’est en cherchant des dattes irakiennes dans l’une des épiceries fines de New York (Sahadi Importing Co) que Michael Rakowitz remarquait leur absence. Plus qu’un fruit, la datte est un symbole national. Si Rakowitz trouve bien des boîtes de conserve de dattes, toutes portent en revanche la mention « Fabriqué au Liban ». Pourtant elles sont bien irakiennes. Mais pour passer outre l’embargo, elles sont d’abord conditionnées en Syrie, puis étiquetées au Liban. Pour Rakowitz, le constat est sans appel : la culture irakienne est devenue invisible. Même dans sa propre ville de Chicago, où vit pourtant l’une des plus fortes concentrations mondiales d’Assyriens. Là encore, restaurants et plats irakiens se dissimulent derrière une cuisine aux « accents méditerranéens ». Pas d’« Ennemi Kitchen » (Cuisine de l’ennemi).

Diplômé du MIT en études visuelles (Cambridge, Massachussetts), Rakowitz est influencé par le courant de sociologie empirique connu sous le nom d’École de Chicago. La création, l’art, « le faire ensemble » peuvent être au cœur de ces actions réciproques entre personnes, source de nouveaux échanges et de relations sociales à faire advenir entre individus. Rakowitz se souvient quand « la cuisine était alors ce formidable espace d’interaction sociale où à force d’échanges, de partages et de dialogues, l’hostilité se transformait peu à peu en hospitalité ». L’idée est là ; elle va s’incarner à travers un food truck, un camion restaurant, que Rakowitz restaure et décore lui même avec les couleurs du drapeau irakien : trois bandes horizontales rouge, blanche et noire. Mais en lieu et place des trois étoiles vertes irakiennes de la bande centrale, Rakowitz a dessiné les quatre étoiles rouges à six pointes alignées du drapeau de la ville de Chicago.

Autant de symboles qui cohabitent pacifiquement malgré le nom du restaurant, « Ennemi Kitchen », dessiné sur la carrosserie.

Loin d’être inamicale, même en pleine guerre du Golfe, la formule propose, en centre ville et gratuitement, des plats originaires de Bagdad. Le tout servi par une hiérarchie qui prend le contre-pied de celle qui sévissait en Irak : les chefs, des réfugiés irakiens, donnent les ordres à ceux-là mêmes qui hier les donnaient : des vétérans américains, qui prennent plus simplement les commandes aujourd’hui. Passées surprises, interrogations, agressivité parfois, progressivement les langues se délient ; tout en avalant un Shawarma. « Ingérer la nourriture irakienne c’est être aussi digéré par sa culture », souffle Rakowitz. Et tandis que les soldats américains occupent l’Irak, la cuisine irakienne se diffuse peu à peu dans le ventre et l’esprit du citoyen. Non, le peuple irakien n’est pas votre ennemi. Encore faut-il que les Américains puissent le constater par eux mêmes. Rakowitz va multiplier les situations d’échanges.

Avec son projet Return, Rakowitz relance l’enseigne de commerce d’import-export de dattes de son grand père. Cette fois Davisons and Co prend place dans le quartier new-yorkais de Brooklyn. Pour la première fois depuis le 6 août 1990 (date de l’embargo total — commercial, financier et militaire — voté par le Conseil de sécurité de l’ONU), Rakowitz réussit à signer le premier contrat d’importation en provenance de l’Irak. Une tonne de dattes de première qualité est expédiée aux États-Unis. Si Davisons & Co vend des dattes irakiennes aux Américains, il offre aussi une logistique gratuite en retour à tous les Irakiens vivant aux États-Unis qui souhaiteraient expédier des biens à leur famille vivant en Irak. Rakowitz veut faire oublier l’amertume qui surgit généralement quand on parle de l’Irak.

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Michael Rakowitz dans sa boutique d’import de dattes. Projet « RETURN », depuis 2004.

Car le pays n’est plus qu’un indescriptible chaos. À l’image du musée national de Bagdad, dont les plus belles pièces sont pillées. Certaines ont près de 5 000 ans. Statues, tablettes d’argile sumériennes, vases, colliers babyloniens, bronzes akkadiens ont disparu dans l’indifférence passive ou complice des troupes américaines chargées de protéger le palais présidentiel et le ministère du pétrole. Pour Rakowitz, la tragédie est totale : humaine, environnementale, patrimoniale. Sur les 15 000 pièces disparues, près de sept mille sont toujours manquantes. Les unes ont été détruites in situ lors du dynamitage de sites archéologiques par Daech. Les autres, la majorité, ont été volées au sein du musée national de Bagdad. Un pillage commis le plus souvent par des bandes criminelles ou terroristes au profit de collectionneurs du monde entier.

Lire aussi Judith Chetrit, « Grande braderie dans l’archéologie préventive », Le Monde diplomatique, avril 2019.

Ces pièces, Michael Rakowitz entend les faire revivre. « Mon père était médecin. La façon dont j’ai été élevé m’a donné envie de soigner aussi ; à ma manière ». Pour reconstituer ces pièces, Rakowitz va s’appuyer sur la base de données archéologiques « Trésors perdus de l’Irak », créée par l’Institut oriental de l’université de Chicago en synergie avec l’Unité des œuvres d’art volées d’Interpol et sa base de données mondiales. C’est le début d’un projet titanesque qu’il va baptiser du nom de la voie processionnelle « Aj-Ibur-Shapu » — « Que l’ennemi invisible ne dure pas », découverte à Berlin au sein du musée de Pergame. Une centaine de lions, symboles de la déesse Ishtar, déesse de l’amour, de la fécondité, de la guerre, divinité phare du panthéon assyro-babylonien, flanquait l’allée processionnelle. Le cortège royal l’empruntait chaque année au nouvel an jusqu’à l’imposante porte en briques cuites recouverte de tuiles émaillées jaunes et bleues : la porte Ishtar. La plus importante des huit portes traversait la double enceinte ceinturant Babylone et son fastueux sanctuaire (il aurait inspiré la tour de Babel) dédié au dieu Marduk, protecteur suprême de la cité.

L’ensemble monumental (voie et porte), construit sous le règne de Nabuchodonosor II (605-562 av. J.-C.), avait été dégagé des sables au début du XXe siècle par des archéologues allemands, puis démonté, transporté, remonté, pierre après pierre, dans le musée berlinois. Les parties manquantes avaient été refaites et réintégrées à l’ensemble sans se soucier de questionnements éthiques quant au pillage du site ou à la qualité scientifique de l’ensemble reconstitué. En ce début des années 1900, à l’orée de la première guerre mondiale, archéologues et conservateurs allemands étaient surtout soucieux de mettre en valeur ces trophées prestigieux, dont le pouvoir impérial pouvait s’enorgueillir. Le roi irakien Fayçal II (1939-1958) se contentait quant à lui de faire reconstruire la porte Ishtar sur le lieu même où elle avait été pillée. Une reconstruction partielle et grossière par laquelle le régime entendait renouer avec un passé glorieux. Sa reconstitution servit plus sûrement de toile de fond aux soldats américains en quête de trophées mémoriels pendant la seconde guerre d’Irak en 2003.

Lire aussi Peter Harling, « Irak, colosse à la tête d’argile », Le Monde diplomatique, août 2016.

À son tour, Rakowitz, aidé par une équipe d’assistants berlinois, va imaginer sa propre porte d’Ishtar. Une reproduction à plus petite échelle de celle reconstruite sous le règne du roi Fayçal. En somme une copie de copie dont l’originalité n’entend pas faire illusion mais dénoncer, informer. Ses panneaux en contreplaqué sont recouverts avec des emballages multicolores de produits alimentaires trouvés au Proche-Orient mais fabriqués par des multinationales implantées dans le monde entier (canette de Pepsi, emballages de thé Lipton…). Que reste t-il de ce pays ravagé, dépouillé jusque dans ses fondations les plus intimes ? Rien. Presque rien ; à l’exception de ces matières plastiques, rebuts impérissables et polluants. Les ruines seraient-elles au passé ce que nos déchets sont à notre avenir ? Civilisations et sociétés se suivent. Rakowitz va les faire coexister à sa manière en fabriquant à partir de ces matériaux de récupération plus de 700 pièces à ce jour.

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Une des tables couvertes de pièces « ressuscitées », ici avec l’archéologue Michael Seymour, à Oxford en 2009. Projet « L’ennemi invisible ne devrait pas exister », depuis 2007.

Mais ce que cherche Michael Rakowitz n’est pas reproduire à l’identique les objets disparus. Ce qui l’intéresse n’est pas l’identité de la pièce — les caractères qui en font l’originalité, l’authenticité —, mais le processus d’identification par lequel la personne s’approprie l’objet. Un geste créatif, presque « résurrectionnel », tant ces artefacts sont, dans l’imaginaire de l’artiste, des substituts aux personnes disparues, aux objets, à toutes ces mémoires qui ne pourront plus se reconstruire.

Ces multiples pièces ressuscitées, Rakowitz va les disposer sur une table évoquant à une échelle réduite la Voie processionnelle, en complément de la porte Ishtar. Ce qui soudain apparaît sous nos yeux est une interminable succession de pillages. Celle qui, siècle après siècle, pierre après pierre, déposséda l’Irak de son patrimoine. Avec d’habiles retournements de situations dans sa perspective. Car si l’Irak et le musée national de Bagdad ont fait l’objet de nombreux pillages, celui de Berlin s’en est nourri, comme la majorité des grands musées européens s’élevant au sein de ces nations qui se transformaient en (v)empires.

Faire revivre les mondes oubliés avec Michael Rakowitz et Li Kunwu | TRACKS | Arte

Pillage salvateur diront certains puisque la porte Ishtar est sauve ; là où d’autres sites archéologiques ne sont plus : comme les deux gigantesques Bouddhas de Bâmiyân dynamités par les talibans ou le site antique de Palmyre vandalisé par Daech… Mais si la porte reconstituée d’Ishtar demeure, c’est parce qu’elle a été en partie épargnée par les bombardements de la deuxième guerre mondiale. En partie seulement car certaines collections ont été détruites ; d’autres pillées par les Soviétiques pour enrichir à leur tour — dédommagements de guerre, déclara Staline — d’autres musées, comme le Pouchkine à Moscou qui abrite depuis le trésor de Priam (8 000 objets et bijoux d’or, d’argent et de bronze pillée en 1873 dans l’antique cité de Troie par l’archéologue allemand Heinrich Schliemann).

Depuis mars 2018 Rakowitz a donc installé au cœur de Londres sa dernière œuvre. Copie bien dérisoire commenteront certains. Mais, comme tout emballage donne une idée de ce qu’il ne contient plus, cette reconstitution nous fait comprendre la perte immense que fut la destruction de l’originale : une sculpture gigantesque taillée il y a 2 500 ans par une civilisation brillante et qui fut en quelques heures broyée à coups de masse par la soldatesque de Daech. Rakowitz nous le rappelle avec une dizaine de milliers de boîtes de conserve de sirop de dattes.

Vides.

Philippe Pataud Célérier

(1Ce faroud (émeute en arabe) mené par quatre hauts gradés irakiens sunnites et pronazis fit plus d’une centaine de victimes juives à Bagdad.

(2L’État d’Israël est fondé en 1948. Lire Micheline Paunet, « De la Déclaration Balfour aux camps de l’UNRWA », Le Monde diplomatique, juin 1960.

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