En kiosques : avril 2024
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

La France prise à son propre piège

Concurrencé par Wagner, Paris s’enlise au Sahel

Alors que s’amorce au Sahel une recomposition des engagements militaires et des alliances, la France s’interroge : faut-il demeurer au Mali malgré la défiance et le franchissement des « lignes rouges » par Bamako, tout en tentant de s’y faire remplacer partiellement par des soldats européens ? Ou bien profiter de la porte de sortie ouverte par les officiers maliens, et accélérer le mouvement actuel de retrait, au risque d’essuyer une défaite politico-militaire majeure, au moment où la France prend la présidence de l’Union européenne et entre en campagne présidentielle ?

par Philippe Leymarie, 20 janvier 2022
JPEG - 65.8 ko
Wols. — « Dans le sable (enlisé, une seule main surgit) », 1932.
Lire aussi Arnaud Dubien, « La Russie en Afrique, un retour en trompe-l’œil ? », Le Monde diplomatique, janvier 2021.

Le climat n’est pas idéal. Au Burkina Faso et au Niger, début décembre, des villageois stoppent un convoi de ravitaillement de l’armée française. Au Mali, des soldats russes se déploient depuis un mois sous uniforme de la société militaire privée Wagner, au risque que des « mercenaires » aient à intervenir sur les mêmes terrains que les soldats « réguliers » français. Et voilà que le pouvoir militaire malien, accusé et sanctionné par ses voisins parce qu’il refuse le retour à un régime civil, conteste à présent le survol de son espace aérien par l’armée française. À terre comme dans les airs, cette dernière se trouve doublement handicapée (1).

Fort dépitée, la ministre des armées, Mme Florence Parly, s’est laissée aller le 13 janvier dernier à reconnaître que dans la situation actuelle, il importe de se livrer à une analyse très fine des conditions dans lesquelles la France peut continuer à exercer sa coopération militaire dans la région, notamment au Mali… Qu’en termes polis ces choses sont dites. En l’occurrence, lors d’une réunion informelle des ministres européens de la défense et des affaires étrangères à Brest.

En plein vol

Fin décembre, le président Macron avait déjà dû renoncer au dernier moment à une visite au Mali. Il n’y a plus guère de relations politiques entre Paris et les militaires au pouvoir à Bamako. Lesquels ne cachent plus leur hostilité depuis que la France a décrété en mai dernier, dans la foulée du « coup d’État dans le coup d’État », la fin de son opération militaire régionale « Barkhane » sous sa forme actuelle. Le dispositif doit être réorganisé comme suit :
 une baisse des effectifs de moitié d’ici 2023 (de 5 100 à 2 500-3 000), et donc une moindre visibilité de son contingent ;
 moins d’engagement dans les patrouilles au sol et les éventuels combats de terrain ;
 un accent mis sur l’aérien, le renseignement, l’assistance aux forces armées locales ;
 la montée en puissance d’une force commando européenne (« Takuba ») ;
 un recentrage des moyens de commandement sur Niamey, au Niger ;
 un regroupement des effectifs français maintenus sur les bases de Gao, Menaka et Gossi ;
 l’évacuation (déjà effective depuis la fin de l’an dernier) des bases de Kidal, Tessalit, et Tombouctou, au nord du Mali.

Le premier ministre malien Choguel Maïga a qualifié cette réorganisation et ces évacuations « d’abandon en plein vol », tandis qu’une partie de l’opinion reste très remontée contre Paris, comme le montre le succès des manifestations de soutien à la junte, convoquées le vendredi 14 janvier dans la capitale et plusieurs villes de province.

Confiance rompue

Lire aussi Fanny Pigeaud, « Présence française en Afrique, le ras-le-bol », Le Monde diplomatique, mars 2020.

Alors qu’est décédé, le 16 janvier dernier, Ibrahim Boubakar Keita, le président renversé en 2020 par les militaires, sur lequel s’étaient appuyés les Français depuis le début de leur intervention, la confiance semble durablement rompue avec l’actuel régime de Bamako, qui souhaite revoir les accords avec Paris, développer souverainement sa politique de rapprochement avec la Russie, et négocier librement avec certains des groupes armés que sont censés combattre les soldats français.

Il y aurait à dire sur le comportement des militaires maliens, leurs échecs sur le terrain face aux groupes armés ou leur propension aux coups d’État : celui du général Moussa Traoré en 1968, du colonel Amadou Toumani Touré en 1991 ; du capitaine Sanogo en 2012, et dernièrement — en deux épisodes, 2020 et 2021 — du colonel Assimi Goïta.

Bien sûr, il s’agit à chaque fois de « rendre le pouvoir au peuple ». Et sur fond de déliquescence de l’État, dans un pays enclavé et surpeuplé, aux ressources limitées, l’appareil militaire — quelles que soient ses faiblesses et ses turpitudes — peut être considéré comme un moindre mal par une partie des populations, même si ce bel idéal se retrouve souvent foulé aux pieds par des « brutes galonnées ». Le pouvoir malien, civil comme militaire, n’aura jamais eu la volonté politique ni les moyens de respecter les accords signés par lui et certains groupes armés en 2015 à Alger, qui auraient éloigné le spectre de la division du pays, et ramené durablement les régions du nord dans le giron national.

En porte-à-faux

Il y aurait aussi beaucoup à dire sur la manière dont la France — qui a pour elle et contre elle son passé colonial, mais se pose aujourd’hui en rempart contre une dangereuse « djihadisation » du Sahel — se retrouve prise à son propre piège, à force d’erreurs, d’impairs et d’imprudences.

Citons, par exemple, la ligne rouge maintes fois brandie du « Jamais avec Wagner ! ». Si bien qu’aujourd’hui, alors que de 300 à 400 soldats russes réguliers ou de statut privé ont fini par se déployer au Mali en décembre, les militaires français doivent se résoudre à partager le terrain… avec Wagner, justement. Ou alors, partir — ce dont ils n’ont pas envie. De même, fallait-il agiter sans cesse l’épouvantail du « mercenariat » alors que Paris envoyait naguère ses propres mercenaires ou assimilés au secours des chefs d’États en perdition au Gabon, au Bénin, aux Comores, au Congo, au Tchad, et encore récemment en Libye ?

Que dire aussi de cette mise en scène insistante des « appels à l’aide » successifs de Bamako depuis l’entrée en guerre au Mali sur décision du président François Hollande, une communication en fait fortement suggérée afin de justifier l’intervention-éclair de 2013, comme ensuite l’opération Barkhane à l’échelle des cinq pays du G5 Sahel. Faute de tels appels, aujourd’hui, en tout cas de la part du régime malien, Paris se retrouve en porte-à-faux, accusé par les autorités de vouloir leur imposer une ligne politique, et soupçonné par l’opinion de renouer avec sa tradition de « gendarme de l’Afrique ».

Erreur tactique aussi, voire stratégique, que d’avoir, sur ordre de l’exécutif parisien, évacué entièrement, en quelques semaines, les bases au nord du Mali : Kidal ( la « capitale » touareg), Tessalit (une garnison trop proche de la frontière algérienne pour ne pas avoir irrité Alger depuis des années), mais aussi la très symbolique et historique cité de Tombouctou… où sont apparus quelques jours plus tard les premiers soldats russes. Fallait-il se presser à ce point ?

Faute de com’ encore, si ce n’est stratégique, également, que d’avoir claironné à partir de juin 2021 la « fin de Barkhane », sans vraie concertation avec les principaux intéressés, fussent-ils ces chefs militaires refusant d’entamer un processus de transition, suscitant donc la colère des autorités, et faisant naître aussi des espoirs exagérés au sein de la classe politique et d’une partie de l’opinion maliennes ! Alors qu’il s’agit plutôt de facto d’une reconfiguration en bon ordre, avec réduction du dispositif, et passage de témoin à quelques centaines d’éléments des « forces spéciales » européennes.

Boulet européen

Comme le rappellent sur tous les tons les dirigeants à Paris, en ces temps de « présidence française de l’Union », la France désormais « n’est pas seule ». Au Sahel pas plus qu’ailleurs : elle doit informer et se concerter avec ses partenaires de l’Union et attendre l’issue des négociations, sans possibilité de l’anticiper avec certitude. Ainsi des sanctions envisagées par l’Union contre le régime militaire malien et son refus d’assumer une transition politique dans des délais raisonnables : la Communauté des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) a déjà donné le « la » en décrétant un quasi-blocus du Mali, avec fermeture des frontières terrestres et aériennes, suspension des transactions commerciales et gel des avoirs bancaires. Des mesures certes encouragées par Paris, qui devra cependant attendre le prochain rendez-vous européen fin janvier pour que l’Union s’y rallie officiellement, plusieurs semaines après les voisins africains. Bruxelles a déjà suspendu son aide budgétaire à l’État malien, mais ne remet pas en cause pour le moment son opération de formation des militaires (EUTM).

Pour les Français, tout cela tombe au plus mal. La force européenne Takuba, qui devait partiellement remplacer les unités tricolores, a bien fini par décoller : quatorze pays y participent désormais, bien qu’à des niveaux variables. Mais les tensions actuelles sur le terrain, la mésentente avec le régime malien, la timidité de leurs militaires (pour qui l’environnement africain est souvent une découverte un peu brutale) et de leurs dirigeants politiques (qui mesurent chichement les règles d’engagement de leurs compatriotes), etc., tout cela risque de déboucher sur des retraits, des défections, des non-renouvellements de mandats… et de mettre à mal l’édifice imaginé par Paris pour que son relais soit pris.

La Suède, qui déploie un contingent significatif (300 hommes) et assure en ce moment le commandement de Takuba, s’est dite « très préoccupée » et entend analyser l’actuelle situation : elle devrait se retirer dès cette année, plus tôt que prévu. En revanche, des contingents danois, roumain et hongrois sont attendus prochainement. Mais la force spéciale européenne Takuba, qui commence donc à être opérationnelle après deux ans de gestation, pourrait ne pas survivre à un désengagement total des Français.

Autodéfense

Lire aussi Romain Mielcarek, « Au Sahel, la France sous-traite sa guerre », Le Monde diplomatique, avril 2021.

Dans ce contexte, le renforcement de la Minusma, la force des Nations unies, est plutôt bienvenu : un millier de soldats tchadiens vont y être versés, s’ajoutant aux 10 700 militaires (et 1 800 policiers) déjà présents. Ces casques bleus ont un mandat de protection des populations, moins offensif que celui des militaires français de Barkhane ou des unités du G5 Sahel : ils ne peuvent faire usage de leur armement qu’au titre de l’autodéfense, pour leur propre sécurité, ce qui fait que leur efficacité sur le plan militaire a souvent été contestée (2).

Côté russe, le groupe Wagner, réputé proche de l’exécutif de Moscou, ainsi que huit de ses dirigeants, font déjà l’objet depuis le 13 décembre de sanctions de l’Union européenne (UE), adoptées à l’unanimité des ministres des affaires étrangères des « 27 ». Ils sont accusés d’avoir « recruté, formé et envoyé des agents militaires privés dans des zones de conflit du monde entier afin d’alimenter la violence, de piller les ressources naturelles et d’intimider les civils en violation du droit international, notamment du droit international des droits humains » (3).

Moscou avait ses entrées sur une partie du continent africain, au temps de l’Union soviétique. Le président Vladimir Poutine et son ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov, sont désireux depuis quelques années d’y reprendre pied. Les mercenaires de Wagner, souvent d’anciens militaires, ont opéré au Mozambique, et sont toujours présents en Libye et surtout en Centrafrique. Moscou lorgne également sur le Sahel, quitte à exploiter le sentiment antifrançais ou antioccidental du moment, en rappelant aux Africains que l’Union soviétique, en son temps, avait soutenu la marche du continent vers la décolonisation et l’indépendance, et qu’elle avait encouragé par exemple les défis lancés à l’ex-puissance coloniale française par les présidents Modibo Keita au Mali ou Sekou Touré en Guinée.

Philippe Leymarie

(1Déjà, l’espace aérien d’Algérie est interdit aux avions militaires français, suite à des propos jugés offensants du président Emmanuel Macron sur l’instrumentalisation du passé par la classe dirigeante algérienne.

(2La Minusma a perdu 165 de ses agents depuis sa création en 2013. Les forces armées maliennes (FAMA) comptent quant à elles près de deux mille morts. Le contingent français a perdu 55 de ses hommes.

(3L’UE avait déjà mis fin à son opération de formation de l’armée en République centrafricaine, en raison de l’importance prise par Wagner jusqu’au sommet de l’État, le groupe cherchant à contrôler les douanes ainsi que plusieurs ressources minières du pays, afin de financer son intervention armée dans ce pays, ancienne chasse gardée de la France.

Partager cet article