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Congolais et sans-papiers, après 20 ans d’Afrique du Sud

par Sabine Cessou, 16 juillet 2018
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Photo Sabine Cessou

Rodriguez Baguma Iragi, 38 ans, ressortissant de République démocratique du Congo (RDC), est établi depuis 1998 au Cap. Il pourrait faire la fierté de l’Afrique du Sud. Créateur de la griffe Lucky Fish en 2011, il est devenu l’une des figures de la scène culturelle du Cap. Il vend des T-shirts « afro » sur Long Street, l’une des principales artères de la ville.

Sa boutique a employé sept Sud-Africains depuis 2011 pour écouler son stock de T-shirts à messages, à l’effigie de Nelson Mandela ou de Patrice Lumumba. Sur les lunettes de ce dernier, héros de l’indépendance du Congo, il écrit « Nkala Katha » (« s’en fout la mort » en isixhosa, l’une des onze langues nationales de l’Afrique du Sud). Une marque de son intégration, tout comme le fait qu’il ait adopté depuis longtemps les usages locaux, à commencer par l’accolade — ce « big hug » qui sert de salutation aux amis sud-africains. Il est aussi connu pour son tableau noir, posé devant sa boutique, sur lequel il écrit à la craie des maximes et autres pensées positives depuis sept ans.

Long chemin vers la liberté

Arrivé en tant que réfugié originaire du Kivu, à 18 ans, il est entré à pied sur le sol de la « nation arc-en-ciel » à partir du Mozambique. Il a rejoint un cousin à Durban, puis repris seul le chemin du Cap. Il y a suivi le parcours à obstacles de l’immigré africain, sans contacts ni bagages. Il a d’abord été gardien de voitures dans la rue, pendant un an et demi. Ensuite, il a cherché un emploi fixe pour aider sa mère en RDC, devenue veuve avec six enfants à charge. Il a trouvé dans la sécurité, au contrôle à l’entrée d’une synagogue.

En marge de cet emploi, pendant quatre ans, il s’est instruit en s’achetant des livres et en partageant des appartements avec des étudiants sud-africains. Il a ensuite travaillé pendant six ans pour une boutiques de chaussures puis de sandales brésiliennes de la galerie marchande du Waterfront. Il y a gravi les échelons, passant de vendeur à gérant.

En parallèle, il s’est lancé dans ses propres activités de poète, écrivain et designer. Seul problème : il se voit refuser un permis de séjour permanent, après avoir pourtant franchi toutes les étapes, avec un permis de séjour temporaire puis un permis de travail jusqu’en 2015.

Pas de permis de séjour permanent

Depuis 2016, il présente un dossier attestant de sa vie maritale avec celle qui est devenue sa compagne en 2010. En deux ans, sa demande a été rejetée quatre fois, sans motifs. Il suppose que les fonctionnaires du Home Affairs (ministère de l’Intérieur) ne croient pas à sa vie commune avec Sarah, peut-être parce qu’elle est blanche et britannique. Ou alors, il traverse le même cauchemar que nombre de couples étrangers, qui auraient plus de mal à obtenir des papiers.

Il a fini par prendre un avocat. Un dossier de 67 pages a été rédigé pour le défendre. En vain. Sa dernière demande a encore été rejetée. Pris au piège, il ne peut plus sortir du pays, parce que son visa d’entrée a expiré depuis longtemps sur son passeport congolais depuis son dernier voyage en RDC, en 2014. S’il part, il ne pourra plus revenir.

Des pots-de-vin et des intermédiaires louches

« On m’a proposé de verser des pots-de-vin en passant par une société au nom de l’ancienne ministre des Home Affairs sur LinkedIn, à hauteur de 20 000 rands (1 200 euros environ, NDLR), raconte-t-il. C’est la somme que j’ai déjà perdue avec mes quatre demandes successives. Je n’ai pas voulu le faire, car avoir les papiers par la voie détournée ne garantit pas qu’il y ait un dossier derrière. Ensuite, on m’a demandé de passer par la société VFS Global, qui serait liée à la famille d’industriels indiens Gupta, les amis de l’ex-président Jacob Zuma. Cette société passe son temps à rejeter les dossiers pour mieux pomper leur argent aux étrangers. Là encore, je n’ai pas confiance. On peut très bien avoir le papier, mais se faire refouler après un voyage à l’entrée en Afrique du Sud parce qu’il n’y a pas de dossier ! »

VFS Global compterait parmi ses actionnaires les Gupta et un neveu de Jacob Zuma, selon la presse sud-africaine. Cette firme de sous-traitance, basée à Dubaï et spécialisée dans la « facilitation des services de visa », n’est pas perçue comme un partenaire neutre en Afrique du Sud.

En attendant la fin du contrat de VSF Global en décembre 2018, et que se ressentent les changements attendus du nouveau président Cyril Ramaphosa, Rodriguez Baguma Iragi a monté une page Facebook qui reprend ironiquement l’acronyme de VSF, dénommée Voice of South African Foreigners. Mais il ne sait plus à quel saint se vouer. « C’est ce type de situation qui engendre de la criminalité de la part des étrangers. Je suis clandestin et je ne devrais même pas être en train de travailler. Je me sens prisonnier. Après vingt ans ici, je ne me sens pas le bienvenu, ni maître de ma vie ».

L’étranger, bouc émissaire lorsqu’il est noir

Des ressortissants de toute l’Afrique, comme lui, sont nombreux à avoir tenté leur chance après 1994 au pays de Nelson Mandela. Ils se sont ajoutés à des vagues plus anciennes d’immigration en provenance du Mozambique, du Lesotho et du Zimbabwe. Elles continuent de fournir à moindre coût des cohortes de mineurs, d’ouvriers, de jardiniers et de serveurs.

Combien sont-ils ? La question est presque taboue, car hautement politique. L’opinion noire, portée en premier lieu par l’ANC, au pouvoir, s’estime envahie par 2 à 5 millions d’étrangers. Un chiffre remis en question par le site Africa Check, qui rappelle que le dernier recensement en date, fait en 2011, a dénombré 2,2 millions de résidents nés hors du pays, certains ayant acquis la nationalité sud-africaine, ce qui fait tomber le nombre d’étrangers à 1,7 million de personnes, 3,3 % de la population.

Seuls les Noirs posent problème, car ils sont en compétition avec la majorité noire, encore largement exclue de l’économie du pays, l’une des pires séquelles de l’apartheid. Venus du Portugal, de Grèce et d’ex-Yougoslavie, les immigrés blancs, eux, ne se font pas aussi mal voir, malgré leur caractère ancien, les plus récents étant surtout des retraités britanniques et allemands.

Des entrepreneurs vus comme des pique-assiettes

Pour mémoire, les immigrés africains sont accusés de prendre le travail des Sud-Africains, confrontés à un taux de chômage officiel de 27 % des actifs, qui frappe 37 % des Noirs et seulement 7 % des Blancs, et qui reste largement sous-estimé, puisqu’il ne prend pas en compte les quelque 2 millions de personnes qui déclarent avoir renoncé à chercher un emploi. Selon le Centre des migrations, seuls 4 % des travailleurs sont étrangers.

Les stéréotypes les plus courants au sujet des migrants sont portés par un discours officiel « qui les présente comme des criminels, des gens qui transmettent des maladies et cherchent à se marier avec des Sud-Africaines pour avoir leurs papiers », estime Marc Gbaffou, un ingénieur Ivoirien qui a co-fondé l’association African Diaspora Forum (ADF) à Johannesburg après les violences xénophobes de 2008, qui ont fait 63 morts. « La politique du gouvernement sud-africain est marquée par une attitude de déni très fort à l’égard des violences que peuvent subir les migrants, mais aussi sur la question de leur apport positif à l’économie sud-africaine. Une seule étude menée par le Gauteng Observatory a montré que chaque migrant qui ouvre un petit commerce emploie au moins un Sud-Africain. »

Cette étude n’a pas été prise au sérieux par les autorités, qui continuent d’accuser les migrants de prendre le travail des Sud-Africains. « Les autorités, qui ne parviennent pas à régler les immenses problèmes sociaux du pays, rejettent la responsabilité de leurs échecs sur les migrants », selon l’ADF. Ce n’est pas Rodriguez Baguma Iragi qui le dit. Il est bien trop attaché à son « beloved country », le « pays bien-aimé » chanté en 1948 par le romancier sud-africain Alan Paton.

Sabine Cessou

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