On parlait typo en buvant des bières, avec une quelqu’une pas quelconque. Et elle racontait : « L’autre soir, mon fils m’a encore une fois demandé mon mot de passe. Il voulait acheter un billet de train sur Internet. Comme d’hab, je lui ai donné la suite de chiffres, et j’ai confondu le dernier signe, j’ai dit : “slash”. Il m’a lancé : “Slash ? Maman... ce serait pas hashtag en fait ?” J’ai répondu : “Oui, enfin... dièse” ! » Le correcteur en moi n’a pu s’empêcher d’en remettre une couche : « Croisillon, plutôt ! »
L’affaire est d’importance. Le dialogue entre les générations bafouille. Plus grave, il arrive même qu’au sein de la famille des correcteurs on ne se comprenne plus. La faute à la technologie. À Internet. Avant, il y a bien longtemps, dans une galaxie lointaine, très lointaine, la profession vivait sur une planète plutôt grise — noir de l’encre, blanc de la feuille — mais bien ordonnée (pas pour rien qu’on nous surnomme « les poussiéreux »). Au stylo rouge nous tracions immuablement des mouchetures dans le droit fil de la plume des moines copistes. Les plus braillards perpétuaient l’argot des typographes : en guise de signes de ponctuation, ils chantaient la copie avec des guilles, des rog et des clam, soit respectivement, lecteur : guillemets, points d’interrogation et points d’exclamation... Gens de caractères à défaut d’être gens de lettres, ils chérissaient les bons mots, la dive bouteille et leurs connaissances un tantinet byzantines.
Le Monde diplomatique n'écrivait donc pas avec des émojis : il citait.
Puis le langage SMS, le Web et les réseaux sociaux ont fait leur apparition. Et la communication en ligne a modifié le rapport à l’écriture. Au Monde diplomatique aussi. Le mois dernier y ont été imprimés pour la première fois de ces pictogrammes standardisés que chacun utilise désormais, les émojis : un cœur rouge et un Père Noël. Scandale ! Certes, l’article s’y prêtait, puisqu’il était consacré aux community managers et à leurs pratiques. Il n’empêche, l’équipe a eu la sensation d’une transgression. Ce qui nous a convaincus, c’est que nous reproduisions des tweets d’internautes. Le Monde diplomatique n’écrivait donc pas avec des émojis : il citait.
Les émojis ont la cote. En mars 2019, la norme informatique Unicode 12, qui couvre les écritures présentes et anciennes de façon quasi exhaustive, en répertoriait 3 019 dans ses 137 928 caractères. On leur consacre désormais des thèses, et ils jouent un rôle stratégique en matière d’e-reputation. Les gens se les approprient, s’amusent avec, les détournent vers des significations toujours nouvelles, comme le soulignait avec entrain le récent podcast « Parler comme jamais » de l’enseignante-chercheuse en stylistique Laélia Véron.
Les correcteurs n’ont donc pas le choix. Seraient-ils smartphonophobes qu’ils devraient vivre avec leur temps. Et, pour tout dire, ils ont de la chance, car l’écrit se propage et s’autonomise inexorablement. L’expression des idées repose de plus en plus sur une substance qui n’est pas verbale, mais visuelle : le signe. Détachée des sons de la langue (un émoji ne se prononce pas), la communication augmentée par ordinateurs interposés colonise la Toile et les cerveaux. Le rôle des cerbères des systèmes graphiques n’est donc pas près de disparaître ; il évolue, vers l’abstraction.
Quel vocabulaire pour ce nouveau monde ? La Babel numérique a besoin de piliers — parfois, j’envie les linguistes, qui décrivent et n’ont pas à prescrire… (Soupir.) Quand nous avons construit le site TypoDiplo, en 2016, nous avons négocié d’arrache-pied avec l’équipe Internet, habituée à l’anglais technologique. En bas de la page d’accueil, nous avons refusé la facilité et mis en avant l’appellation « mots-clics » plutôt que « hashtags ». Le terme vient de l’Office québécois de la langue française, qui l’avait proposé dès 2011 pour désigner un mot-clé cliquable servant à l’indexation. « Mot-clic »… et pas « mot-dièse » ! Car, vois-tu, le signe typographique en question s’appelle un croisillon (#) et pas un dièse (♯) ; pour les différencier, regarde les horizontales, les verticales et les obliques ! Certes, « mot-dièse » est joli, musical. Entends-tu le do dièse ? Mais la beauté ou la laideur prétendues d’un mot ne constituent pas des critères solides. Confondre le croisillon et le dièse, ce serait prendre le bémol pour le bécarre, le trait d’union pour le tiret, des vessies pour des lanternes. Le reste est silence. 🤐
Compléments
• « Profession : troll », par Thibault Henneton, Le Monde diplomatique, octobre 2019.
• « Emoji a dit ¯\_(ツ)_/¯, Parler comme jamais, Binge Audio, 7 octobre 2019.
• Fabien Deglise, « Hashtag ou mot-clic ? », Le Devoir, 17 février 2011.