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Covid-19, le solutionnisme n’est pas la solution

par Evgeny Morozov, 5 avril 2020
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Campagne de l’Organisation mondiale de la Santé pour les gestes barrière… façon Google, déclinée sur ses différents sites — Google, Maps, YouTube…

L’épidémie de Covid-19 survient dans un contexte historique singulier. D’une part, après avoir cru pendant trente ans qu’il n’y avait pas d’autre solution à l’alignement du capitalisme mondialisé et de la démocratie libérale, l’humanité s’éveillait progressivement du coma qu’elle s’était imposé. L’idée que la situation pourrait s’améliorer, mais aussi se dégrader soudainement, ne choquait plus personne.

Lire aussi Renaud Lambert & Pierre Rimbert, « Jusqu’à la prochaine fin du monde… », Le Monde diplomatique, avril 2020.

D’autre part, ces quatre dernières années, marquées par le Brexit, l’élection de Donald Trump, l’ascension puis la chute de Jeremy Corbyn — un sort que pourrait bientôt partager Bernie Sanders —, ont montré la résilience considérable du capitalisme mondial. Un simple changement d’idéologie, du mondialisme au nativisme ou du néolibéralisme à la social-démocratie, n’a pas suffi à transformer les relations sociales et économiques. Confrontées à la perspective d’une refonte totale du capitalisme, les idéologies qui semblaient autrefois si radicales se sont révélées impuissantes et banales.

Que penser alors de l’urgence sanitaire actuelle ? Ceux qui placent leur espoir dans le potentiel transformateur et émancipateur de la crise du Covid-19 risquent de vite déchanter. Non pas que nos attentes soient excessives, les interventions proposées comme le revenu de base universel et le Green New Deal sont raisonnables et tout à fait nécessaires. Cependant, on sous-estime la résilience du système actuel tout en surestimant la capacité des idées à changer le monde en l’absence d’infrastructures solides et robustes sur le plan technologique et politique, qui permettraient de les mettre en œuvre.

L’État solutionniste

Si le dogme du « néolibéralisme » est souvent considéré comme la source de tous les maux, il n’explique pas tout. Depuis près d’une décennie, je désigne un autre coupable, qui lui est toutefois apparenté intellectuellement : le « solutionnisme ».

Cette idéologie prétendument post-idéologie recommande un ensemble de mesures ad hoc, dites « pragmatiques », pour maintenir en marche le capitalisme mondialisé tout en résolvant les innombrables problèmes et contradictions qu’il génère. Avec, étonnamment, de juteux profits à la clé.

Les effets les plus pernicieux du solutionnisme ne résident pas dans nos start-ups mais dans nos gouvernements. L’État solutionniste, une version humanisée, mais aussi plus sophistiquée de l’État de surveillance qui l’a précédé, dispose d’un double mandat. Il doit s’assurer que les acteurs de l’innovation (développeurs, hackers et entrepreneurs), aussi difficiles à maîtriser soient-ils, n’emploient pas leurs compétences et les ressources existantes pour expérimenter d’autres formes d’organisation sociale. Ce n’est pas une coïncidence si pour bénéficier pleinement de l’intelligence artificielle et du cloud (1), il faut monter une start-up dotée de fonds confortables. C’est au contraire le fruit d’efforts politiques délibérés.

Conséquence : les projets plus subversifs qui pourraient produire des institutions de coordination sociale non commerciale meurent. Tués dans l’œuf. Cela explique qu’en plus de vingt ans on n’ait pas vu d’autres entités dans la lignée de Wikipedia. À l’heure où le monde est entièrement numérisé par des multinationales avides de données, l’État compte bien obtenir sa part du butin. Outre la surveillance généralisée, la numérisation menée par les entreprises a permis aux gouvernements de procéder à bon nombre d’interventions solutionnistes de leur cru au bénéfice des marchés.

Les techniques de nudge (2) constituent un parfait exemple de mise en pratique du solutionnisme : grâce à elles, on peut laisser les causes d’un problème inchangé tout en se concentrant sur la tâche plus abordable consistant à « ajuster » le comportement individuel à l’inaltérable réalité, aussi cruelle soit-elle.

Le Covid-19 est à l’État solutionniste ce que les attentats du 11-Septembre sont à l’État de surveillance

Tous solutionnistes ! Le Covid-19 est à l’État solutionniste ce que les attentats du 11-Septembre sont à l’État de surveillance. Cependant, les menaces que le solutionnisme représente pour la culture politique démocratique sont bien plus subtiles, pour ne pas dire insidieuses.

On a fait grand cas de la stratégie autoritaire adoptée par la Chine, la Corée du Sud et Singapour, face à la crise du Covid-19. Ces trois pays ont décidé en haut-lieu de déployer des applications, des drones et des capteurs pour prescrire ce que leurs citoyens peuvent et ne peuvent pas faire. Sans surprise, les défenseurs affichés du capitalisme démocratique en Occident n’ont pas tardé à les fustiger.

L’alternative, exprimée dans les colonnes du Financial Times par Yuval Noah Harari, le barde le plus éloquent de la doxa des élites, semblait tout droit sortie d’un manuel de propagande de la Silicon Valley : rendons les citoyens autonomes grâce à la connaissance !

Les solutionnistes humanitaires veulent que les gens se lavent les mains parce qu’ils savent que c’est pour leur bien, et celui de la société, au lieu de les y contraindre par la force, comme l’a fait le gouvernement chinois en menaçant de leur couper le chauffage et l’électricité. De tels discours ne peuvent que mener à l’appli-fication de la politique, même si les applications ainsi créées seront peut-être récompensées pour leur intérêt humanitaire.

Lire aussi Frédéric Thomas, « Les ambiguïtés de l’action humanitaire », Le Monde diplomatique, avril 2020.

Tout compte fait, l’appel d’Harari à rendre les citoyens autonomes à travers des interventions cognitives et comportementales diffère peu des étapes préconisées par Cass Sunstein et Richard Thaler, entre autres partisans du nudge. Ainsi, la gestion politique de la plus grande urgence sanitaire des cent dernières années est-elle réduite aux discussions « pragmatiques » sur la forme des distributeurs de savon et des éviers, dans la veine des réflexions de Sunstein et Thaler sur la forme des urinoirs dans les toilettes d’aéroport.

Dans l’imaginaire solutionniste, il n’y a pas grand-chose d’autre à faire, puisque tous les corps et institutions intermédiaires, tout comme l’histoire, ont presque disparu du paysage politique. Pour les gens comme Harari et Sunstein, le monde est essentiellement fait de citoyens-consommateurs, d’entreprises et de gouvernements. Ils oublient les syndicats, les associations, les mouvements sociaux et toute institution collective liée par des sentiments de solidarité.

Le mantra de « l’autonomisation par la connaissance » qui est au fondement du libéralisme classique, ne peut signifier qu’une seule chose aujourd’hui : davantage de solutionnisme. Il faut donc s’attendre à ce que les gouvernements investissent des milliards dans ce que j’ai baptisé l’année dernière la « technologie de survie » (en anglais « survival tech »), un ensemble de technologies numériques qui permettront au spectacle capitaliste de continuer, tout en soulageant quelques-uns de ses plus grands problèmes. L’État solutionniste verra ainsi sa légitimité renforcée en revendiquant son refus de « la voie chinoise ».

Pour une politique « post-solutionniste »

Ce dont nous avons besoin pour sortir de cette crise, c’est non seulement une politique « post-néolibérale », mais surtout une politique « post-solutionniste ». On pourrait tout d’abord en finir avec l’opposition binaire artificielle entre la start-up et l’économie planifiée centralisée, qui définit notre manière de percevoir l’innovation et la coopération sociale aujourd’hui.

La question au cœur du nouveau débat politique ne devrait pas être « quelle force, de la social-démocratie ou du néolibéralisme, est la plus à même de maîtriser les forces de la concurrence de marché ? », mais bien plutôt « quelle force saura tirer profit des immenses opportunités qu’apportent les technologies numériques en termes de nouvelles formes de coordination et de solidarité sociales ? »

Le « solutionnisme », dans une large mesure, n’est que l’application du fameux slogan de Margaret Thatcher : « There is no alternative » il n’y pas d’autre solution »). Au cours des quarante dernières années, les penseurs de gauche ont révélé la cruauté et l’impraticabilité d’une telle logique. Mais l’incohérence n’empêche pas l’acquisition de pouvoir politique. Ainsi le monde technologique que nous habitons a été conçu de telle sorte qu’aucune échappée à l’ordre mondial dominé par les marchés ne puisse jamais s’institutionnaliser. Les contours mêmes de notre débat excluent cette possibilité.

Les difficultés que l’on rencontre actuellement au sujet de la réponse technologique à adopter face au Covid-19 illustrent bien à quel point nous avons besoin d’une orientation politique post-solutionniste. Dans un pays comme l’Italie — j’entre dans ma troisième semaine de confinement à Rome — les solutions proposées manquent cruellement d’ambition. Le débat tourne autour des compromis entre vie privée et santé publique et la nécessité de promouvoir l’innovation par des start-ups de la « technologie de survie » qui donneraient le pouvoir aux citoyens, selon l’orientation proposée par Harari (lire « La rébellion ou la survie »).

Lire aussi Serge Halimi, « Dès maintenant ! », Le Monde diplomatique, avril 2020.

On est en droit de se demander où sont passés les autres choix. Pourquoi sacrifier la vie privée au nom de la santé publique ? Serait-ce parce que les infrastructures numériques actuelles sont construites par des entreprises technologiques et des opérateurs de télécommunication en vue de satisfaire leur propre modèle commercial ?

Elles sont faites pour nous identifier et nous cibler en tant que consommateurs individuels ; peu d’efforts ont été consacrés à la mise en place d’infrastructures qui fourniraient des informations anonymes, à l’échelle macroscopique, sur les comportements collectifs. Pourquoi ? Eh bien parce qu’aucun projet politique n’avait envisagé la nécessité de telles analyses, puisque la planification, entre autres formes de coordination sociale non commerciale, ne figurait pas parmi les outils néolibéraux. Même les sociaux-démocrates ne les ont pas réclamées.

Les infrastructures telles qu’elles existent ne sont malheureusement pas celles de l’assistance mutuelle et de la solidarité.

Les infrastructures telles qu’elles existent sont malheureusement celles de la consommation individuelle, et non de l’assistance mutuelle et de la solidarité. Comme toute plateforme numérique, elles peuvent être utilisées à des fins diverses, comme le militantisme, la mobilisation et la collaboration, mais de tels usages se paient souvent au prix fort, même si cela ne se voit pas.

Voilà de bien frêles fondations pour un ordre social qui ne soit ni néolibéral ni solutionniste, et qui devra nécessairement être peuplé par des acteurs autres que les consommateurs, les start-ups et les entrepreneurs. Aussi tentant soit-il de bâtir ce nouvel ordre sur les fondations numériques proposées par Amazon, Facebook, ou votre opérateur mobile national, rien de bon n’en sortira : au mieux, un nouveau terrain de jeux pour solutionnistes, au pire, une société totalitaire envahissante fondée sur la surveillance et la répression.

De nombreuses voix émanant de la gauche exhortent les démocraties à se montrer capables de régler cette crise mieux que les autocraties. Un appel qui risque de sonner creux, car les démocraties actuelles dépendent tellement de l’exercice non démocratique du pouvoir privé qu’elles n’ont de démocratie que le nom. En célébrant « la-démocratie », on célèbre sans le vouloir le contingent invisible des start-ups au bord de la faillite et des technocrates pas si inoffensifs qui constituent l’État solutionniste.

Si cette tiède démocratie survit au Covid-19, elle devrait en priorité s’engager sur une voie post-solutionniste afin de s’émanciper totalement du pouvoir des entreprises privées. Sans quoi, nous risquons de reproduire la voie autoritaire, mais avec une élite encore plus hypocrite en matière de « valeurs démocratiques », de « mécanismes régulateurs » et de « droits humains ».

Evgeny Morozov

(1De l’anglais « cloud computing », informatique en nuage.

(2En français, « coup de pouce ». Appliquée à l’économie, cela signifie une petite intervention dans notre environnement qui modifie les mécanismes du choix. Lire Laura Raim, « Pire que l’autre, la nouvelle science économique, Le Monde diplomatique, juillet 2013.

Traduction depuis l’anglais : Métissa André

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