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Cuculture et canons

par Evelyne Pieiller, 26 novembre 2018
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Bernard Perlin. — Affiche de l’Office d’information de guerre, une agence gouvernementale de propagande américaine active pendant la seconde guerre mondiale, où travaillait alors le peintre américain.

Il peut sembler légèrement décalé, en plein mouvement des « gilets jaunes », de s’intéresser à la façon dont nos actuels dirigeants parlent de la « culture ». Mais c’est si émouvant, si éclairant, qu’il serait dommage, sous prétexte de turbulences sociales, de s’en passer. Car la « culture » est LA solution aux difficultés de tous ordres — ou presque.

Diplômé de l’Institut de gestion, passé par un grand groupe d’audit, responsable de plusieurs concessions automobiles Peugeot, le ministre préposé à cette panacée chic, M. Franck Riester, n’a pas davantage que l’une des précédentes titulaires lu Patrick Modiano. Mais il s’est illustré jadis comme rapporteur des lois Hadopi 1 et 2, il a également dirigé un rapport favorable à la création d’un Centre national de la musique, qui permettrait notamment de rationaliser les dispositifs d’aide existants, ce qui, comme chacun sait, signifie les réduire. Autant dire qu’on peut être réservé sur l’avenir. Erreur.

Lire aussi Jean-Pierre Salgas, « Witold Gombrowicz, en finir avec la cuculture », Le Monde diplomatique, novembre 2016.

M. Riester, riche d’« une tonne de passion » (1), est convaincu d’être à la tête de ce qu’il nomme « le ministère essentiel ». Car « il permet de s’émanciper de tous les déterminismes » grâce à « la découverte de la diversité des oeuvres sensibles, qui forgent l’esprit critique ». On a du mal à voir comment les œuvres sensibles, quoi que cela veuille dire, forgeraient toutes seules, magiquement, l’esprit critique, mais le ministre offre quelques pistes : « ce jeune qui s’apprête à découvrir la bande dessinée de Goscinny et Uderzo ou le premier livre de Jules Verne grâce à sa bibliothèque de quartier, ce déficient visuel qui peut appréhender une sculpture de Rodin grâce à de nouveaux outils de médiation (…), cet exploitant de salle de cinéma qui continue à être bouleversé par la réaction des spectateurs », c’est à eux qu’il pense, pour eux que « le ministère essentiel » s’engage. On en est tout retourné, car on ne sait ce qu’il faut le plus admirer : le mépris serein du « jeune » forcément penché sur un Astérix, l’ignorance aimable de la littérature jeunesse (Jules Verne, vraiment ?), le recours si touchant et rare à la personne en situation de handicap, l’éloge de l’émotivité d’un commerçant. Quoi qu’il en soit, il est patent que les « déterminismes » se trouvent pulvérisés.

Le 9 novembre 2018, le ministre se trouvait à Abou Dhabi pour le premier anniversaire du Louvre Abou Dhabi. Il y a prononcé un discours, dont on ne trouve pas trace sur le site du ministère. Le 21 novembre, Mohamed Ben Zayed Al-Nahyane, prince héritier et ministre de la défense, est venu au Louvre-Paris. Un tweet du ministre a salué non sans effusion un « signe d’amitié » dans cette visite qui « nous permet de poursuivre notre dynamique dialogue culturel pour appréhender le monde et sa diversité ». À l’exception de la « diversité » yéménite. C’est vraiment beau, la culture.

On poursuivra ces exercices d’admiration en s’ébaubissant prochainement devant les propos de M. Emmanuel Macron sur le même sujet (la culture, pas le Yemen), qui témoignent d’une ferveur exactement ébouriffante.

Evelyne Pieiller

(1Reprenant une citation ultra-connue du peintre Nicolas de Staël lors de son discours de passation de pouvoirs au ministère de la culture, le 16 octobre 2018.

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