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Les ramifications de l’affaire Epstein

Culture numérique pour milliardaires dégénérés

par Evgeny Morozov, 13 septembre 2019
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William Blake. — Illustration pour « La divine comédie » de Dante (1825-1827), ici dans le cercle des Trompeurs, la fosse des concussionnaires et prévaricateurs.

Alors que le monde découvre le pouvoir des géants de la technologie, on entend — enfin — parler des dégâts qu’ils ont causés. La plupart de ces débats, hélas, ne sont abordés qu’en termes de politiques publiques, de régulation économique ou juridique. Maintenant que les géants de la technocratie (Big Technocracy) veulent écraser les géants du numérique (Big Tech), on peut s’attendre à d’autres querelles de ronds de cuir.

Mais qu’en est-il des idées sur lesquelles reposent les géants du numérique ? Pour commencer, nous ne sommes plus en 2009 : les beaux discours de Mark Zuckerberg sur la transparence ou le village mondial n’impressionnent plus grand monde.

Alors que la Silicon Valley se heurte à un scepticisme croissant, beaucoup croient encore que la révolution numérique possède une véritable dimension intellectuelle, élaborée dans les conférences TED, les salons en ligne comme Edge.org, des publications comme Wired et des institutions comme le Media Lab du Massachussets Institute of Technology (MIT). Les idées des digerati (combinaison de l’anglais digital, numérique, et du latin literati, les lettrés) sont peut-être erronées et trop utopiques, mais elles ont le mérite d’être sincères.

Or depuis l’affaire Epstein, les digerati apparaissent sous un tout autre jour. En effet, selon les dernières révélations du New Yorker, l’intéressé aurait fait un don de 8 millions de dollars au Media Lab (dont une partie au nom de Bill Gates), alors que ses responsables connaissaient son passé trouble.

Ce scandale dresse un portrait de groupe peu flatteur des élites technologiques, qui font figure d’opportunistes immoraux. Considérer leurs idées comme fausses mais sincères, c’est se montrer encore trop généreux, car la seule chose qui soit vraie à leur sujet, c’est leur hypocrisie. S’il arrive aux grands de la technologie et leurs chantres de produire de grandes pensées, celles-ci ne sont bien souvent que des dérivés accidentels de leur quête de grande fortune.

En 1991, John Brockman annonçait l’émergence d’une « tierce culture » qui substituerait enfin aux intellectuels littéraires technophobes des intellectuels issus du monde de la science et de la technologie

Pourtant les choses auraient pu se passer différemment. En 1991, John Brockman, l’agent littéraire le plus en vue dans le domaine du numérique, et dont j’étais le client jusqu’à peu, annonçait l’émergence d’une « tierce culture » qui substituerait enfin aux intellectuels littéraires technophobes des intellectuels issus du monde de la science et de la technologie. « L’émergence d’une “tierce-culture” introduit de nouveaux modes de discours intellectuel et réaffirme la prééminence des États-Unis dans le monde des idées », écrivait-il dans un essai controversé.

Celui qui allait bientôt mettre Epstein en relation avec des douzaines de scientifiques de renommée internationale, des clients à lui pour la plupart, agissait comme si cette « tierce-culture » était bâtie par des gens comme lui, forts de leur perspicacité. Cette analyse a un défaut majeur : elle confond les transformations structurelles du capitalisme mondial avec des courants de pensée dans l’air du temps.

Lire aussi Thomas Frank, « La gauche selon Harvey Weinstein », Le Monde diplomatique, février 2018.

Les « nouveaux modes de discours intellectuel » chers à M. Brockman résultaient en fait principalement d’une mutation commerciale, les entreprises technologiques passant de contrats militaires sans âme pendant la guerre froide au monde branché de l’informatique personnelle. L’entreprise Apple, portée par un Steve Jobs considéré comme un apôtre de la contre-culture, avait besoin de la mystique consumériste de la « tierce culture », contrairement à IBM et Hewlett-Packard, bloqués dans la mentalité des années 1950. De même, la « prééminence des États-Unis dans le monde des idées » n’était que le résultat de sa domination économique et militaire, qui empêchait d’autres pays de créer des alternatives dynamiques à Hollywood ou à la Silicon Valley.

La « tierce-culture » n’avait pas de meilleur représentant que Nicholas Negroponte, fondateur du Media Lab du MIT et intellectuel d’un nouveau genre, plein d’idées de génie sur des sujets techniques. Ce laboratoire a compris très tôt que le secteur du numérique et le gouvernement avaient tous deux besoin d’une technologie plus interactive et plus « cool », des caractéristiques que n’avaient pas les entreprises traditionnelles à l’époque de la guerre froide.

Puis tout s’est enchaîné. En 1984, Negroponte est intervenu lors des toutes premières conférences Technology, Education, Design conference (TED), qui en une dizaine d’années sont devenues la principale vitrine de la « tierce-culture » : pas de politique, pas de conflit, pas d’idéologie, juste de la science, de la technologie et une résolution pragmatique des problèmes. Des idées à la demande, soigneusement présentées sous forme de snacks intellectuels qui tiennent en 18 minutes.

La « tierce culture » constituait une formidable parade pour poursuivre des activités entrepreneuriales au nom de l’intellectualisme : constitution d’un réseau infini avec les milliardaires, mais aussi les top-modèles et les stars hollywoodiennes, financements immédiats grâce aux philanthropes et investisseurs qui fréquentent les mêmes cercles, et best-sellers assortis de conférences aux honoraires exorbitants, utilisés pour promouvoir les activités commerciales de l’auteur, et souvent écrits hors du contexte universitaire.

Il était presque inévitable qu’un Jeffrey Epstein profite de ces réseaux pour blanchir ses crimes. Dans un monde où les livres servent d’image de marque sans être jamais vraiment lus, quoi de plus simple pour un charlatan sulfureux de l’envergure d’Epstein que d’y entrer.

Il était presque inévitable qu’un Jeffrey Epstein profite de ces réseaux pour blanchir ses crimes.

Brockman se plaignait souvent que tous les milliardaires qui avaient fait fortune dans les nouvelles technologies lisaient à peine les livres publiés par ses clients. Sans surprise, ses célèbres dîners littéraires, qui se tenaient lors des conférences TED et ont permis à Epstein (qui a largement financé la fondation Edge de Brockman) de côtoyer des scientifiques et d’autres milliardaires, étaient pratiquement vides de contenus sérieux.

« En 2003, raconte Brockman, on a essayé d’organiser un “dîner scientifique”. Tout le monde baillait aux corneilles. Alors cette année, on reprend le thème argent-sexe-pouvoir avec le “dîner des milliardaires” ». Parler « argent-sexe-pouvoir » serait-il le « nouveau mode de discours intellectuel » promis par la « tierce-culture » ? Dans ce cas, non merci.

En 1999, l’un de ces dîners rassemblait un jeune nippo-Américain du nom de Joi Ito, le fondateur des conférences TED Richard Saul Wurman, Jeff Bezos et, entre autres millionnaires, Jeffrey Epstein. Filleul de Timothy Leary, Ito allait devenir directeur du Media Lab après avoir abandonné ses études, interviewer Barack Obama, écrire un livre à succès sur la technologie (encore un client de Brockman) et intégrer les conseils d’administration d’une vingtaine d’institutions, parmi lesquelles le New York Times, ainsi que les fondations MacArthur et Knight.

Ito était à la tierce-culture des années 2000 ce que Negroponte était à sa version des années 1980. Si ce dernier a toujours dégagé une aura d’aristocratie et de privilège (issu d’une riche famille grecque, il s’est récemment targué d’appeler par leur prénom 80 % des milliardaires), Ito incarne la disruption des start-up. Avant de se reconvertir en intellectuel de la « tierce-culture », il était gérant de boîte de nuit au Japon.

Mais à l’image des dîners de milliardaires de Brockman, les travaux d’Ito n’ont pas beaucoup à offrir : c’est en bonne part du techno-bavardage, assaisonné d’une bonne dose de jargon futuriste. Mais peu importe. Dans la « tierce-culture », les idées servent principalement à ouvrir des portes. Tout ce qui comptait pour le MIT, c’est que les idées d’Ito contribuent à perfectionner son réseau et ses capacités à lever des fonds et à convaincre des donateurs comme Epstein de signer de gros chèques.

Dans la « tierce-culture », les idées servent principalement à ouvrir des portes

Pas étonnant, donc, que lorsqu’un collègue a déconseillé à Ito de rencontrer Epstein — qui disait s’intéresser principalement à « la science et aux chattes » —, Ito l’ait décrit comme un personnage « vraiment fascinant ». Brockman, malgré son réalisme sur l’indigence intellectuelle des élites du numérique, n’a pas su résister au charme d’Epstein, qu’il a qualifié dans un email à mon attention, d’homme « très intelligent et très intéressant ».

Si la « tierce-culture » est aussi avancée que la culture classique, comment se fait-il que la plupart de ses membres officiels, des scientifiques connus devenus des noms de marque grâce à l’empire Brockman, soient impliqués dans l’affaire Epstein ? Il n’est pas rare que les intellectuels servent d’idiots utiles aux puissants de ce monde, mais dans le cadre de la tierce-culture, c’est presque dans leur fiche de poste.

Lire aussi Ingrid Carlander, « Le Media Lab aux avant-postes du cybermonde », Le Monde diplomatique, août 1996.

Cette culture qui implique la prostitution de l’activité intellectuelle lors de « dîners de milliardaires » en vaut-elle la peine ? Peut-on faire confiance à ce que les intellectuels de la « tierce-culture » ont à dire, compte tenu de ce qu’ils ont à vendre ?

Les réponses à ces questions vont de soi. Néanmoins, s’il est aisé de s’en prendre aux brebis galeuses comme Joi Ito ou Nicholas Negroponte, une transformation radicale passera par des mesures de plus grande envergure : fermer le Media Lab du MIT, mettre un terme aux conférences TED, refuser l’argent des milliardaires de la technologie et boycotter les agents comme John Brockman. Sans ces changements drastiques, le puissant complexe industrialo-de-mes-deux qu’est la « tierce-culture » restera intact et pourra servir de couverture au prochain Epstein.

Evgeny Morozov

Traduction depuis l’anglais : Métissa André

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