Une centaine de théâtres est occupée. Les directeurs de théâtres en sont meurtris. L’Union syndicale des employeurs du secteur public du spectacle vivant considère que choisir de ne pas ranger les banderoles et oublier les revendications est une « décision inutile » : maintenant qu’on a la chance, le bonheur, la joie étincelante d’avoir l’autorisation de rouvrir, il serait effondrant que la culture risque « d’être sacrifiée par ceux-mêmes qui défendaient son caractère essentiel », pour reprendre les termes proprement désopilants de quatre d’entre eux. Ces derniers, responsables mensualisés de grands établissements, touchant à l’occasion des droits d’auteur en qualité de metteurs en scène, incitent aimablement les obstinés à poursuivre « le mouvement social par d’autres moyens ». Il est vrai que demander une deuxième année blanche, et le retrait de la « réforme » de l’assurance-chômage, c’est un peu déplacé, quand on a la chance, le bonheur, la joie étincelante d’avoir l’autorisation de rouvrir. Madame Bachelot, visionnaire, l’avait dit dés le début, dans les mêmes termes : « inutile ». Et vient de le redire : « il faut arrêter ». C’est un très joli moment. Impeccablement révélateur du vide chatoyant que recouvre le mot « culture », qui ne désigne plus ici que le divertissement plus ou moins chic, bien proprement nettoyé de toute inscription sociale, bien gentiment accordé aux enjeux des représentants des forces de l’ordre en place. Signant ainsi avec componction l’abandon depuis longtemps engagé des objectifs de la décentralisation théâtrale. Ce qui n’empêchera personne, parmi ces zélés patrons, d’entonner, si l’occasion se présente, le refrain éculé des « jours heureux ».
Lire aussi Evgeny Morozov, « Au-delà de la vie privée : un autre monde numérique est possible », 11 mai 2021.
Dans le même esprit de responsabilité sans faille, le pass sanitaire est accueilli avec reconnaissance par les « structures », comme on dit, concernées. Rappelons qu’au-dessus de mille spectateurs, il faudra donner la preuve certifiée qu’on est inoffensif. Y compris les enfants à partir de onze ans. Mais non compris les organisateurs et salariés des événements à mille spectateurs ou, folie folie, davantage — la logique est un sport de combat en notre inventive époque. L’élaboration de l’appli-covid et de ses variations a bénéficié de « l’expertise » d’acteurs publics et privés, comme il se doit, dont Orange, Dassault, etc. Il semble que « l’expertise » de Dassault coûte de 200 à 300 000 euros par mois. La CNIL, comme souvent, fait preuve d’une exquise modération : elle est bien un peu vexée parce que son avis ne lui est demandé qu’une fois le pass sanitaire accepté par les élus, mais se contente de souhaiter timidement qu’il ne serve que pour les rassemblements toxiques susnommés. C’est déjà bien qu’elle ait envisagé le problème. Les organisateurs de rassemblements toxiques n’ont, eux, pas été effleurés par l’aile du doute. Pas eu un frémissement pour suggérer que peut-être il y avait là une atteinte aux libertés. Le Zénith, l’Olympia, etc sont à fond dans « le pacte de confiance », tout comme Les Vieilles Charrues, le Festival d’Avignon, les Francofolies… Un déluge de docilité. Et un encouragement enthousiaste au déploiement bienveillant du fichage de la population, qui, ma foi, peut avoir bien d’autres façons d’être pathogène, y compris idéologiques.
Rappelons, pour le fun, que le professeur Antoine Flahault, devant une très officielle commission sénatoriale, soulignait que « nous n’avons pas connaissance de cluster survenu en plein air », et que les filtres HEPA étaient parfaitement efficaces en salle. On va éviter de se demander pourquoi ces faits, qui n’ont strictement rien de confidentiel, ont été oubliés dans cette intense entreprise de protection des foules. Et saluer très bas le civisme convaincu des rebelles de l’art.
Lire aussi Evelyne Pieiller & Marie-Noël Rio, « L’art pour tous, l’argent pour quelques-uns », Le Monde diplomatique, mai 2016.
Monsieur François Pinault vient d’inaugurer la Bourse du Commerce-Fondation Pinault, à Paris, dans le quartier des Halles. Bâtiment classé, racheté par la Ville 86 millions d’euros, et confié pour cinquante ans à M. Pinault contre 15 millions H. T., plus une redevance annuelle, au terme de la troisième année, de 60 000 euros H.T. La presse a salué le « regard bleu laser » du « fils de paysan breton » (Le Monde) devenu, fruit d’un labeur incessant et d’un génie singulier, l’une des plus grandes fortunes de France (La Redoute, Le Printemps, Saint-Laurent, Le Point, Gucci, Christie’s, etc.), et l’un des plus importants marchands d’art du monde. La presse a adoré l’endroit, et les œuvres. Il est vrai qu’il y en a des secouantes : ainsi, comme le soulignent France Inter et France Info, le mot « red » en néon diffuse une lumière bleue, ce qui « perturbe nos sens et nos certitudes », « L’Enlèvement des Sabines », copie de la sculpture de la place de la Seigneurie à Florence est ici sublimement en cire, et, bougie géante, fondra pendant pendant six mois jusqu’à disparition (mais que fera-t-on de la cire fondue ? Elle fait sans doute partie de l’œuvre, « qui questionne la destruction ».) De nombreuses œuvres d’artistes afro-américains « engagées dans la dénonciation de toutes les discriminations », d’autres qui accusent les « stéréotypes de genre » (Cindy Sherman) achèvent de convaincre. Comme le résume assez splendidement Alain Minc, un proche : « c’est un manifeste politique. Une expo d’anarchistes avec des Noirs, des marginaux qui disent qu’être capitaliste, c’est être sensible aux transformations du monde. » (Le Monde). Ainsi, conclut France Inter-France Info, après la Fondation Cartier et la Fondation Vuitton, la Fondation Pinault manifeste « la puissance du luxe et de la finance sur la scène culturelle parisienne », en défendant de surcroît les causes qui incarnent le progressisme d’aujourd’hui. C’est merveilleux. Il est sans importance que le groupe Kering (famille Pinault) soit l’objet d’une enquête (2019) du parquet financier pour « blanchiment de fraude fiscale aggravée ». Il est sans intérêt de se demander comment on arrive à une fortune de plus de 14 milliards de dollars (1). Ce qui importe, c’est d’admirer le côté artiste du milliardaire, d’admirer dans la foulée les œuvres dont leur exposition à la Bourse fait monter la cote, et d’être ému par la sensibilité à l’injustice dont témoigne son choix.
Rappelez-moi ce que disait Warren Buffett ?
Mais, haut les cœurs ! il n’y a pas que le pass sanitaire qui arrive, le pass culture aussi : tu as 18 ans ? profite de l’appli pour réserver les offres culturelles de proximité et offres numériques à concurrence de 300 euros sur 24 mois. Ça, c’est de la démocratisation culturelle !
LOL.