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D’Athènes à Kiev, mourir pour la patrie

par Alain Garrigou, 16 mars 2022
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Philipp Foltz. — « Oraison funèbre de Périclès », 1852.

Les grandes hécatombes du XXe siècle, les sombres délires du nationalisme ont donné un caractère ambigu à la célébration de la mort pour la patrie. Trop de morts, trop d’hypocrisie, dénonce-t-on depuis longtemps. Il suffit pourtant qu’un pays soit envahi pour inverser complètement le regard. Aux Ukrainiens qui se battent aujourd’hui contre une armée étrangère, il est impossible de dénier la motivation patriotique. Le scepticisme devient dérisoire devant l’acceptation de la mort. Comment contester à des morts le sens qu’ils ont donné à leur combat ?

Lire aussi Pavel Toper, « Politique et littérature. L’homme soviétique et la guerre », Le Monde diplomatique, mars 1974.

On doit à Thucydide, citant le grand stratège Périclès, la première expression formalisée du « mourir pour la patrie », expression qu’on trouve très succinctement mais tragiquement sur les stèles à la gloire des morts de la cité (1). Périclès avait été désigné pour prononcer, conformément à la tradition, l’éloge funèbre des premiers morts de cette guerre d’un quart de siècle. Protégés par leurs remparts, les Athéniens avaient assisté au pillage de leur territoire par les armées spartiates et leurs alliés. Tragique épreuve où toute la population devait se replier derrière les murs, et assistait, impuissante, à la destruction des récoltes et des maisons. Pourquoi s’infliger une telle épreuve ? Dans son discours, Périclès donna un sens à la guerre, un sens qui seul pouvait justifier d’y sacrifier sa vie.

Les hoplites tombés sur le champ de bataille en Attique et ailleurs étaient morts pour leur patrie, dit Périclès, dessinant les qualités qui justifiaient ce sacrifice. Le tableau de la grandeur d’Athènes prenait des accents très mêlés : à la beauté de ses réalisations témoignant de l’excellence de ses institutions étaient associées la liberté permise par la démocratie ou la sociabilité des citoyens portés aux plaisirs de l’art, de la bonne vie. Ce en quoi les Athéniens étaient certainement moins bien préparés aux rigueurs de la vie militaire. Mais cela ne gênait nullement leur détermination lorsqu’il fallait monter au combat. C’est qu’ils disposaient d’une ressource interdite à l’ennemi : une cause. Ils ne se battaient pas pour un tyran, une élite, mais pour la patrie. La mort prenait dès lors un accent humaniste pour des hommes épris de la vie, dilettantes, amoureux des belles choses. Ils se montraient ainsi moralement supérieurs à ceux qui se battaient sans cause. Ce qui leur conférait une réelle supériorité jusque dans la victoire.

Qu’y gagnaient-ils ? Contrairement aux guerriers héroïques recherchant la mort pour leur propre gloire héroïque, mais condamnés à devenir des ombres de l’Hadès (2), les héros civiques combattaient pour leur cité, obtenaient la célébration de la cité, honoraient leurs proches. Et gagneraient même, prédisait Périclès, le pardon de leurs fautes passées. Une rédemption. Un aperçu de la future récompense de la vie éternelle, cette économie du salut paradoxale qui allait s’imposer avec le christianisme.

La mort sur les champs de bataille s’est progressivement affranchie de la religion. Même si mourir pour son roi avait quelque sens dans l’éthique nobiliaire, le mépris des soldats d’Ancien régime se reflétait dans le sort réservé aux corps, abandonnés là, sans sépulture. L’invasion de la France révolutionnaire redonna vite un sens supérieur à la guerre. L’invasion par l’armée prussienne du duc de Brunswick menaçait la population parisienne d’un massacre. Le chant de guerre de l’Armée du Rhin, devenu la Marseillaise, résuma le sens pris par la patrie, désignant ici le territoire d’un État sans doute, mais aussi les maisons, les terres agricoles, les épouses et les enfants. En 1792, la menace était réelle. La patrie concrète était celle de la nation, de la province — appelée souvent la « petite patrie » —, de la ville ou du village, de la propriété et des familles, et cette patrie qu’on pourrait dire charnelle donnait une légitimation multiple et absolue au sacrifice patriotique.

Avec l’invasion, matérialisée par le franchissement d’une frontière, la mauvaise conduite des envahisseurs redouble le crime et achève de marquer leur cause comme mauvaise. Exemple : l’invasion allemande de la Belgique en 1914. Une invasion parfaitement caractérisée — la violation de la neutralité belge et donc l’absence absolue d’intentions agressives de sa part — conjuguée avec les premières mises en cause de la barbarie de la guerre allemande, rapportées alors par les journaux alliés (non sans falsifications). On put ainsi opposer la juste cause à ceux qui ne pouvaient y prétendre, selon une implacable logique. Dans cette vision très humaine, où mourir pour la patrie revenait à défendre ses proches et ses biens, la promesse d’un salut devenait-elle secondaire ? On sait que les aumôniers sur les champs de bataille dispensaient aux ennemis les mêmes consolations, comme s’ils pouvaient mériter le salut quelles que furent leurs causes, quand bien même en étaient-ils dépourvus. L’envahisseur lui-même ne se prévalait-il pas de « bonnes raisons » pour agresser ?

La légitimation religieuse intervenait encore, cependant, en quelque sorte en renfort. Dans une étude courte et classique, l’historien Ernst Kantorowicz étudie la genèse de la mort patriotique à la fin du Moyen Âge (3). Il part d’un fait étonnant survenu lors de la Première guerre mondiale, quand l’évêque de Liège prononça un prône (un sermon) pour garantir la vie éternelle aux soldats morts pour la patrie. Cette interprétation de la doctrine de l’Église catholique ne fut pas du goût de tous, surtout pas de celui du gouverneur allemand de la ville. Liège était en effet occupée après l’invasion de la Belgique, en principe protégée par la neutralité d’un bout de papier, comme l’avait assuré le chancelier Bethmann-Hollweg.

Lire aussi Anaïs Llobet, « L’Église orthodoxe au service de la guerre du Kremlin », Le Monde diplomatique, mars 2018.

La célébration de la mort patriotique a été forcément perçue sur le mode de l’efficacité par les hommes de guerre ; perçue comme un moyen, et comme telle galvaudée. Soit pour se l’approprier, soit pour la dénier à l’adversaire. Quitte à introduire de la confusion, un relativisme dans des causes opposées, qui s’annuleraient. On sait qu’un pacifisme extrême a de cette manière résolu ses ambiguïtés : « La guerre à la guerre », l’adage lancé par cette mouvance, n’a toutefois guère résisté aux horreurs de la seconde guerre mondiale. Depuis lors, la guerre est devenue en partie une confrontation des langages qui couvrent ses propres combattants d’héroïsme et ses ennemis d’opprobre.

Dans les armées de mercenaires ou de conscrits sans cause — sinon l’obéissance aux pouvoirs —, il faut bien justifier aussi les morts et les souffrances. Ainsi les chefs ne lésinent-ils pas sur la célébration des héros. ll n’a pas fallu attendre plus de trois ou quatre jours d’invasion pour que Vladimir Poutine oppose ses propres héros aux Ukrainiens et tente de consoler les familles des soldats russes tués. Dans quelle mesure un tel discours peut-il être compris, sinon comme une imposture ? Aucun soldat russe n’a pensé mourir pour la Russie et encore moins pour l’Ukraine en envahissant ce pays. Surtout si la plupart ignorait, comme il se doit dans beaucoup d’armées, les buts de guerre voire l’identité des ennemis.

On continue encore dans biens des armées du monde à faire peu de cas de la vie des hommes, de ses hommes. La question s’était déjà posée dans les pires conditions de la seconde guerre mondiale. Dans son introduction sur l’héroïsme à son livre sur la langue du IIIe Reich, le linguiste Victor Klemperer raconte que lors d’une conférence, de jeunes Allemands lui firent observer que dans l’armée allemande, il y avait eu aussi des héros et des soldats courageux morts au combat (4). On devinait que des SS et des meurtriers de masse pouvaient accéder à ce rang à partir du moment où ils avaient montré un grand courage — cela commence quand et où ? — et que, altruistes, ils s’étaient peut-être même sacrifiés pour leur cause et leurs chefs nazis. Preuve que l’altruisme ne suffit pas et peut même devenir coupable. Klemperer refusait à ces soldats le statut de héros.

Lire aussi Serge Halimi, « Le chemin de Kaboul », Le Monde diplomatique, septembre 2021.

La mort héroïque est réservée aux bonnes causes et ce fut une erreur de confondre la mort pour la patrie avec la bravoure. On s’éloigne un peu plus de la représentation aristocratique du panache ou du morceau de bravoure dans le combat. Dans la cité démocratique, la mort est moins glorieuse et plus ordinaire, elle touche des individus quelconques, anonymes mais qui savent pourquoi ils se battent, contrairement aux mercenaires imbéciles ou aux soldats dévoyés par les mauvais chefs et les mauvaises causes. Ainsi s’est construite un vision clarifiée de la mort patriotique assez simple pour résister aux falsifications des chefs de guerre cyniques. Une vision qui conjugue le statut d’agressé et de résistant conscient de sa cause et des risques. Les armées d’invasion ne peuvent y prétendre.

Alain Garrigou

(1Thucydide, La guerre du Péloponnèse, et Nicole Loraux, L’invention d’Athènes, Paris, Payot, 1993.

(2Jean-Pierre Vernant, L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Seuil, 1989.

(3Ernest Kantorowicz, Mourir pour la patrie, Paris, PUF, 1984.

(4Victor Klemperer, LTI. La langue du IIIe Reich, Paris, Pocket, 2003.

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