Sylvia Chipenge vit à Kankoyo, le township historique de Mufulira, l’une des villes minières de la Copperbelt, la ceinture de cuivre zambienne, qui représente 10 % du produit intérieur brut (PIB), 10 % des recettes publiques et 70 % des recettes d’exportations de ce pays enclavé d’Afrique australe. « Kankoyo est attenant à la Mopani Copper Mine [dont l’actionnaire majoritaire est le groupe Glencore] : notre communauté respire de l’air rempli de sulfure de dioxyde dégagé par celle-ci. Quand la fumée est dense, elle nous brûle les yeux, assèche nos bouches et nous empêche presque de respirer. Nous menons une vie qui n’a rien d’humain ».
Gilbert Zimba est un jeune Zambien — l’âge médian national y est de 17 ans —, sans-emploi de la capitale, Lusaka : « Nous vous en prions, souvenez-vous de nous, nous sommes aussi des Zambiens, vos enfants. Pensez à nous les jeunes, vous les gens qui nous dirigent. Regardez notre sort : nous avons assez souffert. Pour tout ce que nous devons faire, nous devons avoir un ami ou un parent en situation de pouvoir. Même lorsque vous avez un petit magasin ou un étal au marché de la ville, vous devez soudoyer un cadre politique pour arriver à vendre vos affaires. Mais alors, où trouver l’argent ? Vous continuez à nous dire “Une Zambie, une nation”, mais de quoi parlez-vous ? Quel sorte de pays est devenu la Zambie ? »
Luke Ngowani est un vendeur de rue du marché de Soweto, à Lusaka, où l’inflation s’accroît (16 % en un an) tandis que la monnaie nationale, le kwacha, ne cesse de se déprécier face au dollar (- 26% en un an) : « Vous constaterez que quelqu’un avec un capital de 100 kwachas qui veut acheter quelque chose à vendre est tenu de payer un certain nombre de taxes à différentes personnes : des responsables politiques, le conseil municipal, un autre groupe encore à qui on doit donner 5 kwachas, un autre qui demande 10… Mais combien de personnes devons-nous payer pour survivre ? Et comment pouvons-nous financer l’éducation de nos enfants ? C’est pourtant nous qui avons voté pour que vous soyez élus, alors vous ne pouvez pas nous oublier. Sans notre petit capital, vous ne conduiriez pas les véhicules de luxe que vous avez aujourd’hui, vous n’iriez pas dans les endroits où vous allez.Vous constaterez également que les personnes ayant un capital commercial plus petit que le votre sont ignorées, de sorte que ce sont les ressortissants étrangers qui viennent avec beaucoup d’argent qui sont prioritaires lors de cession de terres et d’espaces commerciaux ».
Lire aussi Evelyne Pieiller, « Mais à quoi servent donc les artistes ? », Le Monde diplomatique, août 2020.
Ces trois témoignages sont insérés dans le quatrième album du zambien Fumba Chamba, alias pilAto, Here I Live, sorti le 4 juillet dernier sur les réseaux sociaux du pays. Ils sont exprimés en langue bemba, tout comme la majorité des morceaux écrits par cet artiste de 36 ans, dont le nom de scène est un acronyme signifiant « People in Lyrical Arena Taking the Power ». Depuis le milieu de la décennie passée, pilAto est l’une des bêtes noires du Front patriotique (PF), le parti au pouvoir, et l’une des figures de la nouvelle société civile zambienne, prompte à convoquer les réseaux sociaux pour s’insurger contre la spoliation de ses ressources minières nationales ainsi que la dérive autoritaire et les prévarications et détournements de fonds publics menés par l’entourage du régime du président Edgar Lungu.
Folk rappée
PilAto est une voix singulière parmi les nombreux artistes engagés du continent que l’on a pu croiser ces trente dernières années. Les paroles de son nouvel album, désenchantées, sont lovées sur des airs traditionnels de la Copperbelt, largement influencés par les musiques congolaises du Katanga frontalier. PilAto fait de la folk rappée, en héritier de ces mineurs de la Copperbelt que le défunt ethnomusicologue britannique Hugh tracey enregistrait à la fin des années 1950. Son sujet, qu’il trousse en vignettes sensibles, ce sont les Zambiens d’en-bas, comme ceux qui s’expriment entre les chansons de son album. 60 % des nationaux vivent avec moins de 2 dollars par jour alors que le pays est au 143e rang — sur 189 — de l’Indice de développement humain (IDH).
Les Zambiens n’ont pas pour rien surnommé pilAto « la voix des sans-voix ». Pour ce dernier, il ne s’agit pas de trahir cette responsabilité, même si elle peut parfois se révéler immense. Sur le morceau Ni Yimbeko, dédié aux « milliers d’enfants sans-abri vivant dans nos rues », pilAto s’interroge d’ailleurs : à quoi cela sert-il de chanter quand on constate autant d’iniquités et croise autant de détresse ? « Là où les paroles de la plupart des musiciens s’inspirent de préoccupations éphémères et de plaisirs instantanés du consommateur, celles de pilAto s’inspirent de débats publics plus larges et des luttes des classes sociales et des communautés vivant autour de lui. Là où d’autres artistes offrent des platitudes de haut niveau à ceux qui sont au pouvoir, pilAto livre des chansons qui promeuvent la responsabilité et proclament la vertu. Là où la voix de nombreux chanteurs s’identifie aux quelques élites puissantes qui abusent de la confiance du peuple, volent les pauvres, fabriquent l’inégalité, servent de sage-femme à l’injustice et érodent la démocratie zambienne, pilAto élève la voix pour mépriser les actions de ces élites, pour assister à la douleur de ceux qui souffrent, et pour servir les silencieux et les opprimés », souligne l’historien et professeur universitaire zambien Sishuwa Sishuwa. Parmi les complices de ces élites, pilAto n’oublie pas de citer les investisseurs étrangers de la Copperbelt, accusés de pratiquer l’évasion fiscale, et la Chine, en écho au ressentiment populaire zambien vis-à-vis de de la présence chinoise dans le pays.
Le nom de Fumba Chamba a commencé à circuler parmi les Zambiens en 2013. « Les événements ont commencé à forger ma conscience. En arrivant au pouvoir, le président Michael Sata et son parti, le PF, avaient annoncé qu’ils allaient créer des routes, fournir des emplois aux jeunes, industrialiser notre économie, etc. Quand nous avons constaté que rien n’avait été lancé, nous avons alors fait une chanson intitulée Lies (Mensonges) ». Deux ans plus tard, en 2015, au moment où Edgar Lungu, alors ministre de la défense, était élu de justesse pour terminer le mandat de son prédécesseur décédé, pilAto refaisait parler de lui dans les townships avec Lungu Anabwela (Un Lungu est venu), racontant l’histoire d’un homme appelé… Lungu, originaire d’un township, porté sur le whisky, et finalement arrivé au pouvoir. Cette ritournelle lui valait sa première arrestation par la police zambienne.
Un an plus tard, Edgar Lungu était élu à la tête du pays à l’issue d’élections particulièrement tendues. Le 29 septembre 2017, le jour où le budget national était présenté au Parlement, un groupe de six « activistes » comprenant pilAto, mais également Laura Miti, directrice exécutive de l’Alliance pour l’action communautaire, Lewis Mwape du Zambia Council for Social Development, Sean Enock Tembo du groupe Patriots for Economic Progress, Bornwell Mwewa et Mika Mwambazi, organisaient une manifestation pacifique sur le bord de la route menant au Parlement. Ils entendaient dénoncer l’utilisation abusive des fonds publics et particulièrement la signature par le gouvernement d’un contrat de 42 millions de dollars pour l’achat de… 42 camions de pompiers. Bilan : arrestation des six manifestants, inculpés d’infractions à la loi sur l’ordre public, avant d’être finalement acquittés à l’issue d’un an de procédure qui fut « intimidant pour les manifestants, mais a également attiré une attention beaucoup plus large sur les questions de responsabilité publique et de l’autoritarisme croissant du gouvernement », souligne Amnesty International qui soutient le combat de pilAto au nom de la liberté d’opinion. Fin 2017, un nouveau morceau forçait pilAto à partir se réfugier en Afrique du Sud : Koswe Mumpoto (Un rat dans le pot), métaphore sur la corruption régnant parmi les cercles du pouvoir, lui avait valu des menaces de mort.
PilAto est rentré au pays en mai 2018, pour se retrouver immédiatement arrêté, avant d’être une nouvelle fois relâché sur caution. Au moment où il nous parle, celui-ci est sur le point de pénétrer au tribunal de Livingstone, dans le sud du pays, sur les bords des chutes Victoria, où il avait été interpellé fin décembre 2019 par la police nationale pour « rassemblement illégal » après avoir pris la parole lors d’un groupement de jeunes. Le trentenaire en sortira libre après avoir fait, là aussi, renouveler sa caution.
PilAto constate que la sortie son nouvel album « a suscité nombre de débats et de conversations intéressantes sur les inégalités économiques en Zambie et le fait que les Zambiens de base sont les seuls détenteurs des solutions à ces problèmes ». Pour les chancelleries occidentales présentes à Lusaka, en premier lieu, Londres, le trentenaire est un « game changer ». En 2019, pilAto fut d’ailleurs invité au Royaume-Uni par le gouvernement britannique dans le cadre de l’International Leader Programme (ILP). Initié en 2013 par le Bureau des affaires étrangères et du Commonwealth, ce programme est destiné à « créer et développer des relations durables avec de futurs influenceurs susceptibles d’avoir un impact sur l’intérêt mondial du Royaume-Uni ». « Je suis très conscient du soft power déployé vers l’Afrique par les diplomaties occidentales pour influencer les perceptions et la compréhension des Africains, mais je suis également conscient que nous faisons partie d’une communauté mondiale », souligne pilAto. « Cela signifie que dans notre quête de justice pour nos propres pays, nous ne devons pas le faire isolement et nous ne devons pas avoir peur d’écouter ou d’interagir avec la communauté mondiale. La Zambie, comme tous les autres pays du continent, doit être disposée à se positionner non pas comme une victime mais comme un acteur mondial à égalité avec les autres. Et la seule façon de le faire est de recourir à de tels programmes. Celui-ci m’a aidé à mieux comprendre les relations internationales et à imaginer mon pays, la Zambie, en tant que membre actif de cette communauté mondiale. »
« Le véritable pouvoir pour mener le changement est celui du peuple »
Lire aussi Ndongo Samba Sylla, « En Afrique, la promesse de l’“émergence” reste un mirage », Le Monde diplomatique, juin 2020.
En 2021, deux chanteurs africains défraieront la chronique présidentielle au sud de l’Équateur : pilAto et l’Ougandais Bobbi Wine. Tous deux sont de la même génération. Sur les bords du lac Victoria, le député indépendant d’opposition Robert Kyagulanyi, alias Bobi Wine, surnommé « le président du Ghetto », qui vient de lancer le parti National Unity Platform (Plate-forme d’unité nationale), pourrait se rallier à l’opposant historique Kyzza Besigye. Objectif : empêcher le président sortant Yoweri Museveni, 76 ans en septembre, d’être réélu pour un sixième mandat, après que la Constitution ougandaise a été modifiée afin de supprimer la limite d’âge de 75 ans requise pour briguer la fonction suprême. Cette même année, les Zambiens participeront au match retour de 2016, qui opposait le président sortant Edgar Lungu à l’homme d’affaires Hichilema Hakande, du Parti uni pour le développement national (UNDP). L’influence de pilAto dans les quartiers populaires du pays sera déterminante lors des prochaines présidentielles : « Mais je n’ai pas l’intention de représenter un parti politique ou d’en rejoindre un. Je suis attaché à l’idée que le véritable pouvoir pour mener le changement est celui du peuple. Personne ne m’a élu pour être artiste : c’est un privilège que je prends au sérieux et avec grâce, cela me permet toute liberté et flexibilité… Quant à l’Honorable Bobbi Wine, je n’ai jamais parlé avec lui, tout en ayant rencontré, en dehors de l’Ouganda, certains de ses proches. Toute ma solidarité va au peuple ougandais. »
Depuis l’irruption du Zambien dans la chanson engagée, la situation économique du pays n’a cessé de se dégrader. « La crise du Covid-19 survient alors que le pays enregistre un net ralentissement de sa croissance économique depuis 2015 : + 3,1 % en moyenne contre + 5,7 % entre 2011 et 2014 », souligne Meghann Puloc’h, écononomiste au sein de l’Agence Française de Développement (AFD). « Après une croissance atone en 2019 (+ 1,4 % selon les estimations préliminaires de l’institut statistique local) en raison de la faible production de cuivre, des coupures d’électricité et de la chute de la production agricole liée à la sécheresse, le pays devrait même connaître une récession en 2020, la première depuis plus de vingt ans. Celle-ci pourrait être comprise entre – 2,6 %, selon les projections de la Banque de Zambie en mai, et – 3,5 %, selon les projections d’avril du FMI. Les déficits publics — qui se sont établis à plus de 7 % du PIB en moyenne entre 2013 et 2019 — ont été essentiellement financés par le recours à de l’endettement externe non concessionnel (sans élément de don), en émettant sur les marchés obligataires et en contractant de la dette auprès d’entités chinoises. Aujourd’hui, la trajectoire d’endettement public est insoutenable en Zambie, atteignant 86 % du PIB à la fin 2019. Le pays ne peut plus se refinancer sur les marchés internationaux : les taux — déjà très élevés — se sont envolés depuis le début de l’année. Dès lors, la Zambie pourrait rapidement ne plus être en mesure d’honorer ses échéances de dette externe, dont les montants dus en 2020 sont supérieurs aux réserves de devises actuelles. Et les besoins de financement devraient encore augmenter dans les prochaines années, les eurobonds arrivant à maturité à partir de 2022 »….
Après plusieurs mois de négociations, le gouvernement zambien s’est engagé dans un programme de restructuration de la totalité de sa dette externe (11,2 milliards de dollars, soit 47 % du PIB) qui pourrait ouvrir la voie à un soutien du FMI. Le 27 mai 2020, le ministère des finances annonçait avoir retenu le groupe mondial de conseil financier Lazard pour l’aider et l’accompagner dans cette remise à plat qui s’annonce particulièrement douloureuse pour les Zambiens. La banque américaine aux racines françaises, qui conseilla par exemple le gouvernement grec sur la renégociation de sa dette, travaille désormais à une restructuration de celle-ci non seulement en Zambie, mais également en Argentine, en Équateur et au Liban. Le Franco-Sénégalais Momar Nguer, ancien président de la branche marketing et services de Total, reconverti dans le consulting, et président Afrique du Medef International, aurait, selon Jeune Afrique, facilité les contacts entre Lazard et la Zambie, et l’obtention de ce contrat de restructuration, estimé à 5 millions de dollars pour trois ans.
On conseille à Jean-Louis Girodolle, directeur du bureau français de la banque d’affaires, d’écouter pilAto.