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Danse « écolo » : Jérôme Bel en zone de turbulences

par Thibaud Croisy, 15 octobre 2019
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József Ferenczy, « Ronde » (date inconnue).

Le chorégraphe Jérôme Bel ira-t-il nettoyer les traces de suie qui recouvrent les murs de l’agglomération rouennaise ? Telle est la question que je me suis posée quelques jours après l’incendie de l’usine Lubrizol, qui a mis la capitale de la Normandie en émoi. Car depuis peu, « l’enfant terrible de la danse contemporaine » ne cesse de mettre en scène ses engagements écologistes, à tel point que ses bonnes actions, qu’il raconte par le menu dans ses interviews, ont fini par faire plus de bruit que sa dernière création.

Il faut dire que cette communication verte est savamment orchestrée, voire réglée selon un protocole précis. Ainsi, un bandeau d’avertissement orne désormais toutes les pages de son site Internet pour informer les visiteurs de la sage résolution qu’il a prise : « pour des raisons écologiques, la compagnie R.B. / Jérôme Bel n’utilise plus l’avion pour ses déplacements ». Une ligne de conduite tellement exemplaire que les institutions qui présentent ses pièces sont sommées d’en faire mention dans leurs documents de communication : sites Web, plaquettes de saison, dossiers de presse, etc. Quant au texte de présentation de sa dernière pièce, Isadora Duncan (2019), il souligne systématiquement que la version américaine a été créée « par Skype, avec la danseuse Catherine Gallant » — et non avec l’interprète française, Élisabeth Schwartz, tenue éloignée de tout ce qui ressemble de près ou de loin à un avion. À en croire un reportage du New York Times, cette nouvelle méthode de travail est pour le moins rocambolesque : les problèmes de connexion sont nombreux, l’écran de l’ordinateur se fige, le micro fonctionne mal, la caméra ne permet pas de voir le studio en entier et le chorégraphe lui-même reconnaît qu’il est difficile de transmettre des pas de danse par Skype. « C’est comme être malvoyant ou malentendant », concède-t-il. « Mais c’est un prix que je suis prêt à payer (1) » .

Lire aussi Paul Guillibert, « La nature, nouvel eldorado marchand », Le Monde diplomatique, septembre 2016.

Quelques jours avant la première parisienne, la réclame du Centre Pompidou allait encore plus loin. Elle n’hésitait pas à tirer parti de cette mise en scène pour convier le public à découvrir « la nouvelle pièce écoresponsable » de Jérôme Bel, « cet artiste et chorégraphe engagé qui boycotte l’avion » (2) ! S’ensuivait un lien vers un article de presse édifiant, où l’on apprenait que le chorégraphe poussait le vice, ou plutôt la vertu, jusqu’à bouder les « spectacles d’artistes peu engagés contre le réchauffement climatique » (3) et ne plus aller voir « les compagnies de danse ou de théâtre qui continuent à prendre l’avion » (4). « Comme Greta Thunberg, qui a commencé la grève de l’école, je fais la grève des spectacles et des compagnies de danse qui continuent de polluer ! » (5), tempête-t-il. Doit-on en déduire qu’il exige le bilan carbone de toutes les pièces auxquelles il souhaite assister ? Nul ne sait. Mais on peut découvrir, en revanche, le déclic qui est à l’origine de cette singulière illumination. C’est en février, alors qu’il ajustait le chauffage dans son appartement parisien « pour économiser autant d’énergie que possible », que Jérôme Bel réalise qu’au même moment, quatre de ses assistants voyageaient à Hongkong et à Lima pour remonter une de ses créations. Patatras ! Il n’en fallait pas plus pour que ses certitudes s’effondrent et que, la main sur le thermostat, il soit touché par la grâce verte. « Je me suis dit que je suis un hypocrite, que je me mens à moi-même, que ma vie n’est que du mauvais théâtre » (6), s’est-il alors écrié, dans un éclair de lucidité. À la suite de quoi il a pris la courageuse décision de ne plus jamais poser le pied sur un tarmac, ce qui n’a pas manqué de créer un petit cataclysme au sein de sa compagnie. De nombreuses représentations restent encore programmées dans le monde entier jusqu’en 2020. Ouf !

Patatras ! Il n’en fallait pas plus pour que ses certitudes s’effondrent et que, la main sur le thermostat, il soit touché par la grâce verte

Plus que l’écologie, il semblerait que ce soit le greenwashing et la récupération de tout ce qui touche à l’environnement qui aient aujourd’hui le vent en poupe. Après le business des vêtements « éthiques », « bios » et « écoresponsables », après le miracle de l’« éco-cirque 100 % humain » (ce cirque lancé par la famille Bouglione, « certifié sans animal » et avec « des costumes entièrement vegan » (7)) et après le succès du festival de musique We Love Green qui, sous son vernis écologique, nouait des partenariats avec des entreprises comme Yves Rocher ou Heineken, c’est au monde de l’art de produire son lot d’éco-réflexions. Toute une pensée light, en circuit court, qui n’est pas sans créer quelques courts-circuits dans les esprits à l’intérieur desquels elle s’infiltre.

Comme l’a bien vu la philosophe Carole Talon-Hugon dans un récent essai, nous sommes aujourd’hui confrontés à un tournant moralisateur qui considère que l’art n’a plus à être autonome, donc délié de la morale, mais qu’il doit au contraire servir l’éthique (8). Selon cette croyance, les œuvres sont dotées de pouvoirs quasi magiques qui leur permettraient de rendre les hommes meilleurs et de guérir tous les maux. Les artistes, eux, s’efforcent de donner des gages de respectabilité, d’afficher leur pureté morale et de mettre en scène leurs innombrables vertus, en disant à qui veut l’entendre qu’ils baissent le chauffage « autant que possible » (après tout, qui ira vérifier ?) et qu’ils travaillent ainsi à « sauver le monde ». Autant de belles professions de foi qui, curieusement, ne portent jamais sur les conditions de travail ou les politiques salariales qu’ils impulsent, mais qui se focalisent uniquement sur les « bonnes causes » du moment.

Lire aussi Léa Ducré, « Grève des ventres pour le climat », « La bombe humaine », Manière de voir n˚167, octobre-novembre 2019.

En fait, que Jérôme Bel fasse le tri sélectif, qu’il parraine un enfant ou qu’il fasse l’aumône à un pauvre, c’est son droit le plus strict et cela ne regarde que lui. Mais pourquoi médiatiser ses bonnes intentions de manière aussi outrancière, si ce n’est pour en extraire une plus-value symbolique, montrer qu’il appartient à « l’empire du Bien » et s’ériger en modèle à suivre ? S’agirait-il d’accréditer l’idée que c’est la valeur des intentions qui fait la valeur de l’œuvre et de faire croire au public que le seul fait de venir voir une danse « propre » constituerait un acte engagé et « citoyen » ? Il est sans doute agréable de s’en convaincre, comme il est confortable de penser que l’art est un des meilleurs avocats de la cause écologiste. Malheureusement, face à des scandales sanitaires et environnementaux comme ceux de l’amiante, de Fos-sur-mer ou du chlordécone, ce pesticide ultra-toxique qui a contaminé les Martiniquais et les Guadeloupéens, les belles pièces « écoresponsables » ne sont pas d’un grand secours et il est évident que la lutte se joue sur un tout autre terrain.

Dans ce monde où les ravages de la tartufferie vont de pair avec ceux du réchauffement climatique, on cherche en vain quelques motifs de satisfaction et on finit par se réjouir, par exemple, que le ridicule ne pollue pas. Car quel serait alors le bilan carbone de cette entreprise, surtout quand on sait que « pour des raisons écologiques », la nouvelle pièce de Jérôme Bel ne s’accompagne pas de la traditionnelle feuille de salle mais qu’elle est remplacée par une simple prise de parole, jugée plus propre et plus respectueuse de l’environnement ? (9).

Dans ce monde où les ravages de la tartufferie vont de pair avec ceux du réchauffement climatique, on cherche en vain quelques motifs de satisfaction et on finit par se réjouir, par exemple, que le ridicule ne pollue pas.

Arrivé à ce stade, autant avouer qu’on est assailli de questions. Par exemple, pourquoi Jérôme Bel ne s’est-il pas également dispensé de projecteurs, ce qui lui aurait permis de faire baisser de manière substantielle la consommation d’électricité ? N’aurait-il pas été préférable, toujours pour des raisons écologiques, de jouer dans une infrastructure un peu plus « bio » que celle du Centre Pompidou ? N’aurait-on pas mieux fait de diffuser le spectacle sur Skype plutôt que devant un parterre de spectateurs et de programmateurs internationaux qui, pour venir, ont bien dû prendre le métro, le bus, la voiture ou, pire encore, l’avion ? Enfin, Jérôme Bel n’aurait-il pas pu être un peu plus radical : rester chez lui, couper le chauffage, ne plus répondre aux sollicitations des journaux qui gaspillent du papier et réduire drastiquement son empreinte carbone en s’abstenant de créer ? Il y avait là une belle performance zen à tenter, qui lui aurait permis de toucher à l’acte écologique absolu, parfait, et hyper responsable.

Thibaud Croisy

(1Roslyn Sulcas, « When the choregrapher won’t fly, the dancers rehearse by Skype », New York Times, 23 septembre 2019. Trad. de T.C.

(2Les spectacles vivants du Centre Pompidou, publication Facebook du 1er octobre à 12h34.

(3« Pour des spectacles plus propres, le chorégraphe Jérôme Bel boude l’avion », L’Express, avec AFP, 26 septembre 2019

(5L’Express, op.cit.

(6Ibidem.

(7Sarah Finger, « Avec son éco-cirque 100 % humain, Bouglione fait un sans faune », Libération, 2 octobre 2019

(8Voir Carole Talon-Hugon, L’art sous contrôle, Paris, PUF, 2019. Voir aussi « L’art doit-il être moral ? », entretien avec Carole Talon-Hugon et Violaine Roussel, par Marc-Olivier Bherer, Le Monde, 11 octobre 2019

(9« Comme un chauffeur de salle, micro fixé à l’oreille, short oversize et vieilles baskets de course aux pieds, le chorégraphe aux yeux rieurs prend soudain un air grave : “Pour des raisons écologiques, je n’ai pas distribué le programme de ma pièce. Ce soir, c’est moi qui vais vous le lire.” », cité par Chloé Sarraméa, « Le chorégraphe Jérôme Bel fait monter les spectateurs sur scène », Numéro Magazine, 4 octobre 2019. Sur le sujet, voir aussi l’analyse clairvoyante d’Ève Beauvallet : « Jérôme Bel, en vert et contre tout », Libération, 30 septembre 2019.

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