Ce partenariat entre Dassault et Airbus (qui commercialise l’Eurofighter) a été conclu le 25 avril dernier à Berlin (1). À entendre les deux industriels (Airbus se présentant pour l’occasion sous sa casaque allemande), l’accord — dont la première brique avait été posée lors du conseil des ministres franco-allemand du 17 juillet 2017 — est bien sûr « historique » et « ambitieux » ; il assure « le leadership technologique de l’Europe » dans le secteur de l’aviation militaire, pour les prochaines décennies ; et sera conçu comme un « système de systèmes » associant — outre cet appareil piloté de future génération — des drones d’observation et d’attaque, les futurs missiles de croisière, et la fraction de la flotte d’avions existants encore en service après 2035-2040, le tout connectable à des avions de mission, des satellites, des systèmes de l’OTAN et des réseaux de combat terrestre ou naval.
Lire aussi Jean-Michel Quatrepoint, « L’Europe en retard d’une guerre industrielle », Le Monde diplomatique, juin 2017.
Le lendemain, en marge du salon aéronautique de Berlin, les chefs militaires (2) ont signé un High Level Common Requirement Document (HL CORD) — un document d’une trentaine de pages « très structurant », indique-t-on au ministère français de la défense, qui traduit un besoin opérationnel commun sur des dizaines d’années, dans la perspective du remplacement des Rafale et des Eurofighter. Lors de ces rencontres à Berlin, la ministre allemande Ursula Von de Leyen a reconnu qu’un avantage serait donné à Dassault, reconnaissant que la France serait la « nation leader » dans ce projet.
Relance rêvée
Ces arrangements entre industriels et entre militaires avaient été rendus possibles par une concertation tenue depuis juillet dernier entre les autorités politiques et militaires des deux pays, qui ont pu dégager une vision commune de ce que devrait être le futur système commun de combat aérien : une réflexion menée sur fond d’une éventuelle relance européenne, rêvée notamment par le président Emmanuel Macron (lequel semble avoir fait son deuil, au moins pour le moment, d’une coopération privilégiée en matière de défense avec la Grande-Bretagne).
Sur ces bases, des études vont être lancées. Les premiers contrats passés aux industriels pourraient tomber à la fin de cette année, ou l’an prochain. Outre Dassault et Airbus, les sociétés Thales, Safran, MBDA et l’allemand MTU Aero Engines pourraient être associées au projet, en fonction de leurs spécialités. Des arbitrages devraient être rendus en 2021 sur l’architecture du système, les caractéristiques de l’avion lui-même,et de son armement. Au terme de cette phase d’étude, un contrat de développement global sera conclu, qui comprendra la mise en œuvre de démonstrateurs. Après réglages, et de nouvelles décisions politiques, des prototypes pourront voir le jour, avec des campagnes d’essai, puis de certification ; les commandes devraient suivre, ainsi qu’un planning de production à partir de 2030, ou 2035…
À prix d’or
On est donc dans le très long terme. D’ici là, l’Allemagne va devoir remplacer ses avions les plus anciens, notamment les 93 Tornado de la Luftwaffe, dont les systèmes de commandement et d’armement ne correspondent plus aux critères exigés dans les opérations internationales. Alors que Berlin devait mettre dix Tornado à la disposition de l’Alliance atlantique, dans le cadre de la veille stratégique, un rapport interne du ministère allemand de la défense, que l’hebdo Spiegel a pu consulter considère que « le système Tornado ne peut plus participer à aucune mission de l’OTAN ».
Un éventuel « retrofit » de ces appareils s’avérerait trop coûteux et peu efficace. Les Américains en profitent pour faire pression sur Berlin afin de placer les F-35 de Lockheed Martin, les plus récents arrivés sur le marché, déjà acquis à prix d’or par plusieurs pays européens (Pays-Bas, Italie, Royaume uni, Danemark, Norvège) : les appareils américains, ultra-furtifs mais ultra-chers, avaient la préférence du général Karl Müllner, chef d’état-major de la Luftwaffe (« force aérienne ») ; mais ce dernier vient d’être remplacé.
Les décisions s’annoncent complexes pour les dirigeants allemands. Dominique Seux (3), a estimé qu’« un avion américain dans le ciel allemand, alors que des plans d’un avion franco-allemand et peut être un jour européen seraient dessinés en même temps, serait vécu comme une trahison à Paris ». Dirk Hoke, le directeur général d’Airbus Defence and Space, considère également que le programme franco-allemand serait compromis si l’Allemagne devait choisir les F-35 pour remplacer les Tornado : « Toute coopération avec la France sur la question des avions de combat sera morte », a-t-il prévenu par avance, dans un entretien publié par Die Welt am Sonntag.
Donne changée
En juillet 2017, interrogé par la commission de la défense de l’Assemblée nationale, le chef d’état-major de l’armée de l’air française, le général André Lanata, avait évoqué son inquiétude au sujet de l’arrivée massive du F-35 dans les armées européennes : « Le F-35 va constituer rapidement un standard de référence dans les armées de l’air mondiales, pas uniquement aux États-Unis mais aussi chez nos principaux partenaires. Que l’on soit surclassé par les États-Unis n’est pas surprenant ; que l’on commence à l’être par des partenaires équivalents (comme le Royaume-Uni ou l’Australie) est une autre affaire. »
« J’observe une pression très importante de l’industrie aéronautique américaine en Europe », avait-il ajouté à propos d’un appareil qui, selon lui, change la donne sur le plan des capacités opérationnelles en raison, principalement, de sa discrétion – il n’est pas détecté par les radars actuels – et de ses capacités de connectivité massive des informations avec les autres appareils du système de combat aérien.
Le général recommandait en conséquence de « prendre une initiative avec l’Allemagne pour engager un dialogue, afin d’étudier les possibilités de coopération pour remplacer ensemble nos flottes d’avions de combat. En première approche nous pourrions avoir des besoins similaires à ceux de l’Allemagne dans ce domaine. Nous sommes encore deux pays en Europe qui disposent de capacités d’investissement ». C’est ce qui fut fait, et ce qui explique le tournant pris ces derniers mois entre Français et Allemands pour ce qui est des projets du futur.
La démarche demande un effort particulier aux Allemands, qui avaient – depuis la naissance de la Bundeswehr après-guerre – placé l’essentiel de leur renaissance militaire sous l’ombrelle américaine : leurs chefs militaires étaient plutôt enclins à choisir le F-35. Dans l’immédiat, la Luftwaffe dispose d’une option : l’allongement au maximum de la durée de vie des Tornado, en s’en tenant pour des motifs budgétaires à des améliorations mineures ; et d’autre part, l’adaptation des bombes nucléaires B61 américaines sur l’Eurofighter pour que la Luftwaffe – qui participe à la dissuasion nucléaire de l’OTAN, mais sous clé américaine – puisse remplir ses obligations contractuelles. Cette adaptation demanderait cependant du temps et de l’argent ; et ne pourrait être menée, là encore, sans un feu vert de Washington.
Adieu au char
Cette soudure difficile pour les Allemands est à mettre au nombre des difficultés soulevées par ce projet, tout comme le fait que les Britanniques en sont pour le moment exclus : Brexit et soucis budgétaires obligent, ils ont dû renoncer en janvier dernier à lancer le développement d’un prototype commun de drone de combat qui devait prendre la suite des démonstrateurs Neuron (Dassault) et Taranis (BAE Systems) – un projet franco-britannique lancé il y a plusieurs années et actuellement en panne, qui laisse donc toute sa place politique à l’actuel arrangement franco-allemand (tout en rappelant qu’il ne s’agit pas du même type d’appareil et donc pas de la même capacité militaire). Dans l’immédiat, la Grande-Bretagne - qui était leader dans le lancement de l’Eurofighter (4) - est surtout engagée fortement dans le processus de fabrication et de mise en œuvre du F-35 JSF, auquel BAE Systems, sa principale entreprise aéronautique, a été associée depuis ses débuts (5).
Autre difficulté : « Dassault qui gagne, Nexter qui perd ». En compensation du rôle-phare attribué à Dassault aviation, les dirigeants français auraient admis que l’Allemagne devienne leader sur le char de combat du futur, qui aura une gestation parallèle à celle de l’avion de combat futur. Nexter, le fabricant français de blindés, pourrait au moins se rabattre sur la tourelle du char du futur et de toute son électronique, avec le concours notamment de Thales.
Machine à tuer
Au chapitre des craintes, aussi : la dérive des coûts, habituelle dans ces grands programmes en coopération : voir les cas récents de l’A400 M « Atlas » ; ou celui de l’hélicoptère de combat Tigre, dont le coût unitaire a été multiplié par deux et demi, dépassant celui de certains avions de chasse. Ou encore les visions stratégiques traditionnellement différentes entre l’Allemagne volontiers atlantiste, et la France plus tournée vers le sud, qui pourraient à terme raviver des tensions.
L’arrangement franco-allemand n’est pour le moment que la « première brique » dans un projet qui, s’il est mené à bien, pourrait structurer l’industrie européenne de l’armement pour plusieurs décennies. Ce serait aussi un moyen d’assurer une relative autonomie stratégique européenne face aux États-Unis et aux futurs concurrents asiatiques. Et d’enrayer une tendance lourde qui veut que la plupart des pays membres de l’OTAN se fournissent - en matière d’avions de chasse, l’équipement le plus structurant – auprès du parrain américain qui, avec le « Joint Strike Fighter », devenu depuis le F-35, avait conçu un système astucieux mais très contraignant de pré-vente et de coopération dans la production et la maintenance de ces appareils, qui a rendu ses utilisateurs particulièrement dépendants des choix du Pentagone.
Le PDG de Dassault, Eric Trappier, avait qualifié le F-35 de « machine à tuer l’industrie européenne, mais aussi une machine à vous intégrer dans les armées américaines » : « Je souhaite bien du plaisir à ceux qui ont acheté ou qui vont acheter du F-35 (Lockheed Martin) d’être capables de ne pas être intégrés dans l’armée américaine ».
Drone et patrouille maritime
Dassault et Airbus, les deux grands gagnants de cette relance de la coopération franco-allemande en matière de défense, ont déjà – bien que concurrents pour le moment sur le marché des chasseurs - démontré leur capacité à travailler ensemble sur des programmes complexes, dans le domaine aérien, spatial, ou encore l’armement terrestre, la cybersécurité, l’intelligence artificielle. Et maintenant comme le drone européen de moyenne altitude, longue endurance (MALE) de nouvelle génération : une maquette de l’EuroMale a d’ailleurs été dévoilée à Berlin, dans le cadre du salon aéronautique. À l’étude depuis 2016, ce bimoteur, qui pourra être armé, sera réalisé sous leadership allemand, via là encore Airbus. Un contrat de réalisation devrait être notifié aux constructeurs en 2019, pour des livraisons à partir de 2025.
Pour la France, explique le ministère de la défense, cette composante viendra remplacer le système de drone Reaper acquis actuellement aux États-Unis. La France va acquérir six systèmes composés chacun de trois vecteurs aériens et deux stations sol. Elle disposera ainsi d’une « capacité de renseignement souveraine à l’échelle européenne en équipant les systèmes de chaînes de mission conçues et produites en Europe sans aucune contrainte de pays tiers » . Ce programme est un des premiers projets proposés dans le cadre du Fonds européen de défense (FED) créé en juin 2017. Il regroupe l’Allemagne, l’Espagne, la France et l’Italie, la Belgique ayant un statut d’observateur, mais a vocation à accueillir d’autres partenaires européens.
Autre projet franco-allemand « structurant pour l’Europe de la défense », selon l’expression de la ministre française Florence Parly : la définition et le lancement d’un avion européen de patrouille maritime nouvelle génération, qui a fait l’objet d’une première déclaration d’intention ministérielle, dans le cadre de ces échanges franco-allemands à Berlin. La France et l’Allemagne doivent remplacer l’une comme l’autre leurs systèmes de patrouille maritime (notamment les Atlantic) à l’horizon 2030, mais d’autres pays devraient être intéressés. D’ici le milieu de l’an prochain, un arrangement technique sera conclu, couvrant la phase de conception de cet appareil.