L’affaire des caricatures de Mahomet fait une autre victime, ni individuelle ni physique mais morale et collective : l’université française. En crise depuis plusieurs décennies, même si elle est maintenue à « bas bruit » par la stratégie du « pas de vagues » des présidents d’université et de l’administration ministérielle, le corps enseignant semble au bord de la guerre civile. En cause, l’« islamo-gauchisme » dénoncé par un ministre et des universitaires versus l’« islamophobie » de l’État. Ce n’est pas le seul sujet de fracture alors que de nouvelles orientations ont fait leur entrée dans les cursus : études de genre qui seraient une couverture du militantisme néoféministe, études postcoloniales qui seraient un nouveau militantisme tiers-mondiste etc. Les accusateurs suggèrent dès lors un contrôle des enseignements. Les accusés s’abritent derrière les franchises universitaires et la liberté constitutionnelle des universitaires. Pour sortir d’un affrontement pernicieux, disons que la liberté académique n’a jamais inclus la liberté de tout dire. Il n’est ainsi pas permis de tenir des propos négationnistes à l’abri de la chaire. Mais elle n’implique pas non plus l’autocensure : un ancien ministre de l’éducation nationale ne suggérait-t-il pas d’utiliser une caricature de Louis Philippe transmué en poire pour réfléchir sur la liberté d’expression aujourd’hui ?
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Dans ce conflit politique classique, la tension a pris un tour détestable puisqu’elle met en cause la transmission des savoirs et les étudiants. On n’a pas besoin de les citer pour établir que certains enseignements universitaires relèvent plus du militantisme que de la science : leurs auteurs s’en prévalent sur les réseaux sociaux et dans la presse. Et cela m’évitera de signaler des faits accablants et douloureux. À l’inverse, la proposition réactionnaire d’un contrôle de la pensée romprait avec des traditions universitaires indispensables à la controverse et à la créativité. Le remède tuerait la liberté académique. Le conflit s’explique aisément par les transformations des rapports sociaux. Le déclassement général de leur condition sociale — recul des revenus, montée du travail précaire, blocage des carrières, dévalorisation du travail, etc. — aboutit à une prolétarisation des universitaires qui produit, comme pour d’autres groupes sociaux, la radicalisation politique d’un certain nombre d’entre eux. Faute de se traduire dans les allégeances partisanes, déjà choisies à l’extrême gauche, cette radicalisation trouve une expression dans un engagement pédagogique. Et comme les autres agents sociaux, les universitaires n’étant pas plus lucides sur eux-mêmes que les autres, c’est en toute bonne foi qu’ils débordent souvent sur le militantisme politique non seulement en appelant leurs étudiants aux manifestations mais en livrant des enseignements militants. Une partie des universitaires les mieux nantis retrouvent alors les vieilles antiennes de l’extrême droite française contre l’université. En croyant défendre la science et sa transmission, n’est-il pas aussi grave de ne rien dire que de convenu et légitimiste dans les lieux de transmission du savoir ? Sans jamais pouvoir s’y tenir strictement, la vie académique a été construite sur l’autonomie et donc l’autorégulation. Il faut bien convenir que celle-ci fonctionne mal ou ne fonctionne plus pour que les oppositions politiques soient publiées. Y a-t-il pourtant une autre solution que l’auto-régulation ?
Lire aussi Arnaud Bontemps & Grégory Rzepski, « Devoir de réserve, un effet d’intimidation », Le Monde diplomatique, novembre 2020.
Les enseignants connaissent les dispositions légales : « Le service public de l’enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l’objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions. Il doit garantir à l’enseignement et à la recherche leurs possibilités le libre développement scientifique, créateur et critique » (art L. 141 — 1 à L. 141 — 6 du code de l’éducation). Ce n’est pas la liberté de tout dire mais c’est la liberté de beaucoup dire. Elle est d’ailleurs largement respectée par conviction. Le principe est cependant affirmé sans raisons explicites sinon l’objectivité (de la science) et le pluralisme (des opinions). Il peut être posé en d’autres termes comme l’a fait le sociologue allemand Max Weber avec la « neutralité axiologique ». Pas de République, pas de laïcité dans l’Allemagne wilhelmienne mais une même exigence d’exclure de l’enseignement les opinions politiques, religieuses, morales qu’il nommait pudiquement les « évaluations pratiques » et que nous nommerions les opinions. Dans trois textes écrits entre 1913 et 1920, il insistait :
« Dans l’amphithéâtre, où l’on fait face à des auditeurs, ceux-ci doivent se taire et c’est au professeur de parler, et je considère comme irresponsable d’exploiter cette situation dans laquelle les étudiants sont contraints, pour leur formation, de suivre le cours d’un Professeur et où il n’y a personne qui s’oppose à lui par la critique, afin de marquer ses auditeurs de son opinion politique personnelle au lieu de se contenter, comme c’est la tâche d’un Professeur, de les faire profiter de ses connaissances et de son expérience scientifique (1) ».
Max Weber ne justifie pas l’impératif de neutralité axiologique par la République, la laïcité ou la démocratie mais par le respect des étudiants. Si ne pas respecter la neutralité axiologique revient à abandonner le terrain de la science — qui n’a que faire des opinions politiques ou religieuses —, c’est surtout faire violence aux étudiants qui ne peuvent pas répondre dans les cours où ils sont en situation de dominés. Le principe serait-il obsolète ?
L’université allemande du début du XXe siècle est différente de l’université massifiée d’aujourd’hui, en Allemagne comme en France. La science est assurément mieux affermie pour éviter les dérapages idéologiques si faciles il y a un siècle. La plupart des enseignants souscrivent sans peine à l’impératif de neutralité. Ils l’appliquent avec plus ou moins de bonheur, en choisissant les discours pluralistes où tous les points de vue sont passés en revue avec honnêteté — un sacré travail — mais aussi en évitant les sujets qui fâchent. Avec dans les deux cas, mais inégalement réparti, le risque de générer l’ennui. Pour ceux qui sont sceptiques sur la possibilité de la neutralité, à moins qu’ils ne s’en sentent pas les qualités, il est bien des façons de rester dans les clous. L’enseignement d’aujourd’hui est bien plus interactif que celui d’hier et là où l’autorité était absolue, elle est aujourd’hui ouverte au dialogue, les enseignants n’hésitant pas à susciter les objections, à user d’autodérision, de complicité. Les ficelles du métier en somme. Le tableau risque de paraître trop beau pour être vrai, rétorqueront certains avec justesse. Comment l’université éviterait-elle les conflits ? Sont-ils plus vifs qu’auparavant ? Sans doute, sous l’effet d’une crise interne et par l’importation des conflits de la société.
On a eu beau jeu d’opposer à Max Weber que ses exigences étaient impossibles à tenir pour les professeurs. Weber ne vise personne en particulier. Tout juste évoque-t-il la manifestation d’étudiants nationalistes venus perturber le cours d’un professeur. Il n’en est pas moins sévère avec ses pairs quand il accuse les « petits prophètes appointés par l’État » ou encore les « prophètes de la chaire (katerderpropheten) ». Avec ironie, il précise sa critique, celle de la médiocrité intellectuelle — sont-ils si savants ? — et de la médiocrité morale — qui les nourrit ? Suggérant que ce sont les plus médiocres qui, par frustration ou vanité, violent ledit principe de neutralité.
Les universitaires ne sont plus les mêmes, disions-nous. S’ils ont perdu leur lustre d’antan, ont-ils perdu la tentation d’imposer leurs opinions à partir d’une conception autoritaire de la société ? Si la tentation existe, même avec un fondement différent, elle ne peut s’exercer dans les mêmes termes. Autrement dit, l’enseignant ne peut imposer ses « évaluations pratiques » comme il le faisait sous l’empire allemand. La situation a profondément changé depuis plus d’un siècle du fait d’une moindre hiérarchisation à la fois dans les rapports sociaux et les rapports pédagogiques. Le professeur n’a plus le même ascendant social sur ses élèves. Sans même parler de l’ascendant savant. Il est confronté à la culture Internet. Il est surtout plus facile de se soustraire à l’autorité. Ne parlons même pas des amphis de grande capacité — dont on ne voit pas le fond — nés dans les années 1960 quand ceux des vieilles universités du XIXe siècle ne pouvaient contenir que de petits effectifs. Cette caractéristique distingue l’enseignant de l’enseignement supérieur des autres. Cela protège les enseignants aussi bien que les étudiants.
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Si l’autorégulation recherchée est une affaire de règles légales qui doivent s’imposer et de règles déontologiques qu’il faut s’appliquer, elle est surtout une affaire de relations humaines. Si on le prend du côté des étudiants auxquels il ne faut pas faire violence, les dominés ne sont pas démunis. Leurs aînés sont là pour en témoigner. Dans la conjoncture de 1968, bien des étudiants ont contesté les cours avec obstination, pas toujours pour de bonnes raisons. Cela se passait bien avec des enseignants prêts à la discussion, mal avec d’autres. Les sanctions ont été somme toute assez limitées. Ces contestations n’ont pas empêché les carrières universitaires. Aussi les étudiants d’aujourd’hui doivent-ils prendre la parole s’ils ressentent des entorses répétées à la neutralité axiologique. Prendre la parole, ce n’est pas agresser, cela peut même être fait avec humour ou dans la bonne humeur. Et si cela se passe dans le conflit, tant pis. Ainsi, il est des recours pour contester des injustices si elles paraissent manifestes. Le principe de neutralité axiologique reste plus souple qu’une application dogmatique impossible.
Il est toutefois une situation que Max Weber ne pouvait seulement apercevoir : la violation de la neutralité axiologique par les étudiants. Non pas celle des affrontements, récurrents en période de crise politique, mais les critiques des contenus d’enseignements, non point dans des interventions intempestives qui appellent une mise au point pédagogique mais dans des interventions planifiées et militantes. La conversion d’universitaires à la post-vérité (selon laquelle la vérité est ce que je crois) ou au régime d’opinion — faut-il citer des exemples ? — est un très mauvais exemple. Elles ne sont pas nouvelles quand des étudiants se réclamant de Marx ou de Mao prétendaient que la science servait la révolution ; elles ont pris une tournure organisée et centrée sur l’université. Certaines affirmations résonnent comme des crimes contre l’esprit. Elles constituent non seulement une violence contre les enseignants mais surtout une violence d’étudiants sur les étudiants. Un rappel à l’ordre de la neutralité axiologique s’impose au premier abord contre des propos qui relèvent de la politique ou de la religion. D’une manière générale et par anticipation, j’ai souvent fait ce rappel en début d’enseignement en disant que l’université était un lieu de science et non de religion ou de politique. Sans jamais susciter d’opposition. J’ai toujours insisté sur le caractère non obligatoire des cours magistraux. Au-delà, il reste à l’enseignant la même solution que les étudiants : la sortie.
La plupart n’y sont pas prêts et ceux qui, par habitus, seraient tentés par ces entorses ont tout à y perdre. Ils peuvent le faire ailleurs, dans la rue ou les églises, comme disait Max Weber, Ils doivent s’en tenir à leur supériorité du savoir et peuvent exercer un droit de retrait. À cet égard, l’invocation de la démocratie contre la science n’est pas acceptable. « Laissons la démocratie où elle est, à sa place (2) », écrivait Max Weber. Assurément la vérité scientifique ne s’évalue pas au nombre de voix. Sa vocation est de déranger. Pas d’éviter les sujets qui fâchent. Ni de prendre invariablement le parti de l’ordre. S’il est à l’université une lecture à refaire et à méditer, ce n’est pas celle, décontextualisée, d’une lettre de Jules Ferry ou de Jean Jaurès, mais bien celle de Max Weber.