En kiosques : décembre 2024
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

Défiler à pas comptés

Les vaches sont maigres pour tout le monde… et, en ces temps post-Covid, les militaires seront privés des grands défilés du 14-Juillet, ce rituel de communication entre la France et son armée, qui met en scène l’allégeance des militaires à la nation, et de l’armée au pouvoir civil — marche de fierté et petite heure de gloire pour des milliers de soldats, toutes décorations dehors.

par Philippe Leymarie, 27 juin 2020
JPEG - 111.3 ko
Arthur B. Davies. — Champs Élysées (non daté ; avant 1928).

À Paris, cette année, la traditionnelle descente des Champs-Élysées, qui avait tant émoustillé Donald Trump en 2017 — est supprimée. En lieu et place se prépare une « cérémonie » sur la place de la Concorde, sorte de spectacle avec succession de « tableaux animés » à la gloire des personnels de santé « victorieux du covid », et aussi du général de Gaulle — dont c’est une année triplement anniversaire - naissance, mort et appel du 18 juin (et que tout le monde cherche à s’approprier en ce moment).

Avec, en clôture, quand même, insistent les militaires, un « vrai défilé », mais d’une trentaine de formations réduites — des « carrés » de 49 soldats — tournant sur la Concorde, autour de l’obélisque et de la tribune présidentielle, sur les notes d’une demi-douzaine de musiques militaires, et notamment celle de la Légion étrangère (1).

Manque d’épaisseur

Lire aussi Jean Lacouture, « Le patriotisme selon Charles de Gaulle », « Aux armes, historiens », Manière de voir n˚166, août-septembre 2019.

Un 14-Juillet « réinventé », se console le général Bruno Le Ray, gouverneur militaire de Paris, et dont la réduction ne sera pas forcément regrettée par tous mais laissera sans doute un goût amer à Marine Le Pen (qui accuse le pouvoir de continuer ainsi à « déconstruire la France »), et surtout aux militaires et à leur public chéri. Un 14-Juillet « adapté », qui est peut-être représentatif, quelque part, de l’état moral et matériel des armées en France ces temps-ci :

 elles sont affaiblies et jusqu’à un certain point humiliées et décrédibilisées par l’interruption le 5 avril dernier des missions de l’unique porte-avions français, le Charles-de-Gaulle, pour cause d’attaque épidémique massive, ainsi que par la semi-destruction le 12 juin du sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) « Perle » (2). Des événements qui font tâche, et ont été commentés avec dédain notamment aux États-Unis, en Russie, en Chine, voire chez certains des partenaires européens, parfois exaspérés par l’arrogance militaire française ;

 à quoi s’ajoutent les retards dans les opérations de recrutement, de relèves, de mutations. Et des faiblesses ou vulnérabilités accrues dans les bases avancées (Caraïbes, Golfe, Océan Indien, Pacifique) ou dans le soutien aérien (défense sol-air, appui feu, transport tactique, largage de parachutistes, « domaine où on est moins forts qu’il y a vingt ans », reconnaît le général Burkhard, actuel chef d’état-major de l’armée de terre : « Il est certain que notre armée n’a pas assez d’épaisseur pour faire face à un conflit majeur doublé d’une crise intérieure d’ampleur » (Le Monde, 17 juin 2020). 

 des armées inquiètes aussi de savoir à quelle sauce budgétaire elles seront mangées, en ces temps de disette post-Covid : les crédits militaires sont traditionnellement considérés par les financiers de Bercy comme une commode « variable d’ajustement », en dépit des promesses de « sacralisation » de ces budgets, garantis en principe par une Loi de programmation (LPM) et toutes sortes d’engagements solennels. Les chefs des armées plaident que les menaces sont élevées, les effectifs insuffisants, et certains équipements obsolètes ; mais la crise dans le sillage de l’épidémie de coronavirus peut inciter le gouvernement à décaler certaines commandes et livraisons aux armées, voire à remettre en cause certains investissements majeurs (par exemple, le futur porte-avions, voire la nouvelle génération de dissuasion nucléaire).

Cour des grands

De manière générale, et même si dans les milieux de la défense, on est moins sensible à ce type de raisonnement qui serait volontiers jugé « défaitiste », il y a l’impression que la France est « tombée de son piédestal », selon le mot du politologue Jérôme Fourquet ; et, comme le soutient l’historien Marcel Gauchet, le sentiment croissant de ne plus pouvoir « jouer dans la cour des grands » (Le Monde, 7 juin 2020), en dépit des apparences de grandeur que sont le siège permanent au Conseil de sécurité, le rôle assumé d’inspirateur de la construction européenne, la détention de l’autoproclamée « première armée du continent », la revendication d’être la « première destination touristique mondiale » (3), etc. Alors que la crise du Covid-19 a surtout révélé les vieux maux dont souffre le pays : vulnérabilité économique ; manque d’anticipation stratégique ; dépendance à l’égard de fournisseurs étrangers ; sous-dimensionnement du système de santé ; État tatillon, Parlement inexistant, pouvoirs décentralisés cacophoniques ; désindustrialisation galopante ; arrogance et mégalomanie ; institutions de la Ve République conçues par et pour Charles de Gaulle, etc.

Lire aussi Philippe Baqué, « Personnes âgées dépendantes et sacrifiées », Le Monde diplomatique, juin 2020.

Marcel Gauchet estime que ces réalités sont pour la France « un choc, une blessure narcissique profonde, le réveil d’un somnambule » : « Nous assistons à une redéfinition de la place objective de la France en Europe (…) Elle a raté l’entrée dans la mondialisation (…) Elle est une puissance moyenne (…) Notre pays a un problème d’image de lui-même et d’appréciation réaliste de sa position dans le monde ».

Armée d’échantillon

En termes de défense et de sécurité, ce serait se demander par exemple :

 si la France peut maintenir (et financer !) plus longtemps une « armée complète », disposant de tout un panel de capacités, mais qui — à force d’économies, restrictions, contraintes —, est devenue « juste insuffisante » (4) — une « armée d’échantillon », selon le mot du sénateur Chevènement en 2015 ;
 si l’ambition actuelle de rester — fut-ce sous les couleurs de l’Organisation des nations unies (ONU), de l’Union européenne (UE), de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) — un des « gendarmes du monde », avec une armée de culture « expéditionnaire », des effectifs entraînés, des moyens de projection lointaine, est tenable humainement, politiquement, et financièrement : depuis vingt-cinq ans, entre 6 000 et 15 000 hommes, 20 à 60 avions de combat, 10 à 20 bâtiments de la marine sont déployés sur des théâtres extérieurs, avec des résultats pour le moins discutables (Rwanda, Liban, Tchad, Afghanistan, Libye, Centrafrique, Sahel, Irak-Syrie) ;
 ou s’il sera possible de consacrer chaque année à partir de 2024 une enveloppe supplémentaire de 2,5 milliards d’euros au renouvellement à l’horizon 2030 d’une « force de frappe » nucléaire dont le fonctionnement normal revient déjà chaque année à 4,4 milliards ( en 2019) ;
 et si, compte tenu des ressources gouvernementales déjà affectées au soutien d’un secteur aéronautique en déshérence, et de la baisse significative attendue sur les exportations d’armement à partir de cette année (5), le petit complexe militaro-industriel français sera en mesure de continuer à se financer, et à assurer aux armées françaises ainsi qu’à ses partenaires étrangers la fourniture d’équipements « de souveraineté » à des tarifs concurrentiels. Il s’agit aussi de savoir si la base industrielle de défense européenne (BITD) pourra prendre le relais (6).

Panache français

Or les amis européens qu’Emmanuel Macron cherche à enrôler après avoir déclaré l’OTAN en état de « mort cérébrale », tardent à rallier le panache français, surtout en ces temps de Covid-19 : le Fonds européen de défense tant vanté par Paris a déjà été amputé par l’exécutif de l’Union, laquelle reste un mille-feuilles institutionnel peu propice aux initiatives dans des domaines aussi sensibles que la défense, sans instance stratégique crédible, sans politique de défense et de diplomatie vraiment partagée, engluée dans sa relation ambiguë avec une OTAN elle-même déboussolée.

Lire aussi Thibault Henneton, « Frédéric Lordon sur les agitations en zone euro : dettes publiques et banque centrale », Le podcast du « Diplo », juin 2020.

Tandis que, du côté des opérations, les ambitions restent modestes, essentiellement tournées vers la formation. Ainsi la France, engagée depuis sept ans au Sahel avec 5 100 de ses soldats dans une guerre dont on ne voit pas l’issue, a toutes les peines du monde à se faire aider sur le terrain par ses partenaires de l’UE, même si quelques dizaines de soldats des forces spéciales ... d’Estonie sont annoncés pour la fin de cet été (7). De même, l’opération de contrôle maritime de l’embargo sur les armes à la Libye se heurte à l’hostilité de la marine turque, relevant d’un pays pourtant membre également de l’OTAN, qui se pose aujourd’hui en protecteur d’une des fractions libyennes… face à une France engagée aux côtés du camp opposé.

Philippe Leymarie

(1La « jauge » de participants cette année à Paris est de 2 000 militaires (contre 4 300, en temps normal), de 2 500 invités (au lieu de quelques dizaines de milliers de spectateurs sur les Champs, d’ordinaire), 60 cavaliers (sur 200), 52 avions (sur une centaine), aucun blindé (contre 200 l’an dernier). Pour donner une idée des proportions, 14 000 soldats russes ont défilé sur la place Rouge, à Moscou, le 24 juin dernier, pour le 75e anniversaire de la victoire sur les nazis.

(2Le Perle, un des six SNA français, a été partiellement détruit par un incendie dont l’origine n’a pas encore été établie. Il était en « arrêt technique majeur » depuis janvier dernier, sous la responsabilité de l’entreprise Naval group, à Toulon, pour une refonte qui devait lui permettre de naviguer jusqu’en 2030.

(3À égalité avec l’Espagne.

(4Détournement d’une formule souvent utilisée par les gouvernants à propos du dimensionnement actuel de la dissuasion nucléaire française qui, à force de fermetures et réductions ces dernières décennies, serait arrivée à un niveau « juste suffisant », au dessous duquel il est impossible d’aller, au risque d’enlever toute efficacité à l’outil politico-militaire.

(5L’année 2019 — avec 8,3 milliards d’euros d’exportations, essentiellement dans le naval — a été jugée très satisfaisante par Mme Florence Parly, la ministre des armées, surtout « pour une année sans Rafale ». 2020, « année du Covid-19 », s’annonce comme beaucoup moins profitable…

(6Les projets européens d’armement les plus structurants sont le système aérien de combat du futur, SCAF, endossé par la France, l’Allemagne et l’Espagne, ainsi qu’un projet franco-allemand de « blindé du futur ».

(7Ses soutiens les plus efficaces, actuellement, sont les Américains, qui fournissent notamment un appui en renseignement, et les Britanniques, qui ont déployé au Mali une unité d’hélicoptères de transport lourd — deux pays à priori hostiles à l’UE.

Partager cet article