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Dehors les artistes !

Peu après la disparition d’une grande figure du théâtre portugais, Jorge Silva Melo, en mars 2022, l’on apprenait que les Artistas Unidos, la compagnie qu’il avait créée, devrait chercher un lieu pour produire et présenter ses spectacles.

par Maria João Brilhante, 20 juin 2022
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« Mort d’un commis voyageur », d’Arthur Miller, au Teatro Nacional Dona Maria, Lisbonne.
© Jorge Gonçalves

Extrait d’un article initialement paru dans l’édition portugaise du Monde diplomatique. Notre mensuel fédère un réseau de 34 éditions partenaires qui publient, chaque mois, tout ou partie de ses numéros en 24 langues.

Le Teatro da Politécnica-Teatro Paulo Claro, à Lisbonne, où ils travaillaient, va cesser d’exister. Les Artistas Unidos sont contraints de faire leurs valises et de chercher où continuer. Pour répéter, jouer, accueillir d’autres compagnies, monter des expositions, promouvoir lectures et présentations de livres, accueillir des étudiants-stagiaires. Disposer d’un lieu, stabiliser une compagnie et renforcer l’activité des artistes, ce fut pourtant la préoccupation constante de Silva Melo, un moyen de lutter contre la précarité, contre l’épuisement du théâtre dit indépendant, et de libérer l’acteur du pouvoir du metteur en scène, afin de « faire des contemporains. Inventer des contemporains ».

Durant près de cinquante ans, Jorge Silva Melo s’est fait reconnaître au théâtre, au cinéma, dans l’écriture, mais aussi par ses interventions dans la vie culturelle, sociale et politique. Il connaissait le pouvoir des mots, et savait s’en servir pour provoquer des réactions et chercher à entraîner des changements, il savait comment rendre visibles les difficultés toujours plus grandes qu’il rencontrait pour réaliser le théâtre qu’il défendait. Sa voix se faisait entendre dans les spectacles, mais aussi dans la presse, et aussi sur Facebook — où il regrettait l’absence de place pour la critique et la réflexion dans les médias traditionnels.

Sa contribution a été décisive. D’abord avec la fondation du Teatro da Cornucópia, avec Luís Miguel Cintra, en 1973, puis avec la création des Artistas Unidos en 1995, une décennie s’est ouverte où de jeunes artistes osèrent montrer de quoi ils étaient capables, expérimentant avec lui « comment faire ». Mais avoir un groupe d’acteurs pouvant travailler avec des contrats pérennes, dans divers spectacles, est devenu de moins en moins possible.

La pertinence et l’intelligence de ses créations ont pourtant été reconnues nationalement et internationalement. Interprète, metteur en scène, il a rassemblé un collectif, suggéré des travaux, créé ce qui manquait : une revue, une collection de pièces de théâtre, dont il a traduit une bonne part, des lectures de dramaturges et de poètes.

Jorge Silva Melo a été présent dans la vie artistique portugaise d’une manière unique, confrontant ses références culturelles, son expérience, avec une conscience aiguë du présent et de la nécessité d’agir.

Ses trois livres, Deixar a vida (Laisser la vie), 2002, Século passado, (Siècle passé), 2007, A mesa está posta (La table est mise), 2019, édités par Cotovia, nous permettent d’accéder à une pensée libre où il ne dissimulait pas plus ses choix éthiques et politiques que ses émotions.

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Jorge Silva Melo sur les répétitions de Vu du pont de Arthur Miller, au Teatro Sao Luiz, Lisbonne.
© Jorge Gonçalves

C’est à la fin des années soixante qu’il a engagé un parcours qui allait lier l’écriture à la création artistique, tant au cinéma, qu’il étudia à la London Film School, qu’au théâtre qu’il découvre à la Faculté de lettres. Ces trois formes de création se révèlent inséparables à partir des années 1980. Après avoir été acteur à Paris avec Jean Jourdheuil, stagiaire avec Peter Stein à Berlin et Giorgio Strehler à Milan, il réalise ses premiers films : Passagem ou A Meio Caminho (Passage ou A mi chemin), 1980, Ninguem duas vezes (Personne deux fois), 1983, Agosto (Août), 1986-1988.

En 1994-1995, il revient à la création théâtrale dont il va repenser les modes de production en s’inspirant des structures flexibles de la danse et dont il pose comme paradigme que le travail doit être centré sur l’acteur, véritable créateur libéré de l’autorité du metteur en scène. Il cherche à faire un théâtre en dialogue avec le réel, qui parle « la langue des gens », dans une société en transformation, aux aspirations européennes et libérales, et sans perspectives pour les jeunes. « Ce que j’aime c’est cette fameuse chose du 25 avril, mais c’est le 25 novembre qui est en train de gagner », disait-il dans un entretien de 2017 à Sinais de Cena. C’est peut-être pourquoi il ne lui fut jamais facile d’être dedans et dehors, de dépendre des institutions et de l’argent de l’État tout en faisant du théâtre comme un acte politique, agrandissant l’espace de dissensus et de conflit que pouvait être la scène.

Ce sera le temps des Artistas Unidos avec des pièces ouvertement politiques, le séminaire « Sans Dieu ni chef » dans l’ancienne usine Mundet de la ville de Seixal, les deux ans et demi de travail à La Capitale - Teatro Paulo Claro, à partir de 2000, fermé par la municipalité de Lisbonne le 29 août 2002. Les Artistas Unidos ont continué ensuite à mettre en pratique l’essentiel de leur projet en divers lieux de la ville jusqu’à l’installation au Teatro da Politécnica de l’Université de Lisbonne.

De cette période intense de création demeurent aujourd’hui diverses pratiques qui définissent l’identité des Artistas Unidos : la centralité des textes, la forte présence des auteurs contemporains (italiens, sud-américains, écossais, nordiques, grecs), à côté de classiques comme Samuel Beckett, Harold Pinter, Heiner Müller, plus récemment Luigi Pirandello, Carlo Goldoni, Tennessee Williams, Arthur Miller. Mais aussi des Portugais, José Maria Vieira Mendes, Rui Guilherme Lopes, Miguel Castro Caldas, Francisco Luis Parreira, Manuel Wiborg, liés au mouvement de rénovation d’écriture et de création, sur scène et pendant les répétitions. Pièces qui tourneront pour certaines à travers le pays, et seront publiées, à la fois pour construire un répertoire et une bibliothèque populaire.

Le geste fondateur des Artistas Unidos, c’est l’affirmation de l’autonomie d’action de l’acteur selon « les limites de sa liberté ». Ou, comme l’écrivait Silva Melo dans Deixar a vida : « Une nouvelle époque pourra naître au théâtre si l’acteur parvient à conquérir les moyens de production qui l’ont aliéné et à l’intérieur desquels il s’est transformé en gadget. Si l’acteur parvient à rencontrer directement l’auteur et à s’affronter au monde et aux paroles qui proviennent du texte. (...) pourquoi veut-il faire du théâtre ? Je n’ai qu’une réponse : pour exercer, avec les autres, les limites de sa liberté ».

La disparition du Teatro da Politécnica affaiblit le lien de l’Université de Lisbonne avec la vie culturelle de la ville. Mais surtout, l’expérience accumulée durant les 27 ans de travail des Artistas Unidos et sa très particulière forme d’organisation est une remarquable richesse, et a contribué puissamment à ouvrir des possibles. Lisbonne veut-elle vraiment les fermer ?

Maria João Brilhante

Professeure en études théâtrales à l’Université de Lisbonne.

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