Dans l’alcôve de la chapelle des Pénitents Blancs, deux hommes en cage. Il y a sept ans, le premier a exécuté froidement dans un musée, au fusil mitrailleur, quarante-neuf enfants et leur enseignante. Il attend son exécution par injection létale. Le second, l’enquêteur qui l’a interrogé, a répondu après hésitation à son étrange demande de partager son dernier repas. Aucun lieu, ville, pays n’est nommé. Ce serait même, pour Bashar Murkus, un contre-sens de ramener cette fiction politique au conflit israélo-palestinien. Nourri de la réflexion de Hannah Arendt sur « la banalité du mal », l’auteur et metteur en scène a voulu explorer la notion de terrorisme et de radicalité. Interroger le point de bascule dans la violence et les conditions de son passage à l’acte pour un individu, la légitimité du monopole de la loi et de l’autorité par l’État. Les rapports de force et de domination qui se mettent en place entre les deux hommes, et dont le public est témoin au sens premier du terme, va être tout l’enjeu du questionnement philosophique et politique du Musée.
Le prisonnier cherche à provoquer l’enquêteur comme s’il voulait le pousser à se déchaîner contre lui, reconfigurant ainsi le scénario annoncé de sa mort dans un geste libre qui deviendrait un geste artistique. Pour l’enquêteur, la loi dit que quoiqu’il ait fait, il ne peut être exécuté sans jugement, et que « même quelqu’un comme lui » a des droits comme celui de choisir avec qui il prend son dernier repas. L’un et l’autre sont à deux pôles d’affrontement irréductibles. Il n’y aura pas de pitié, pas d’empathie, pas de retournement de situation, ni pour les protagonistes ni pour le public qui assiste comme lors d’une dissection à ce corps-à-corps dialectique et physique. Les hauts murs de la chapelle donnent une sorte de sacralité à cette cérémonie d’avant exécution magistralement orchestrée par la scénographie de Majdala Khoury qui, par la présence d’une caméra amène celle d’un troisième œil.
Le dispositif vidéo, dans une composition parfaitement équilibrée, renvoie l’envers et l’endroit de l’image des acteurs créant des situations nouvelles comme en quatre dimensions. Parfois un élément de rupture — lorsque les comédiens mettent des masques de mouton dans le passage d’un acte à un autre (il y en a cinq), lorsqu’ils dansent tels des flammes syncopées —, nous extrait de ce huis-clos carcéral, comme pour reprendre une respiration. Saluons la puissance des comédiens, Henry Andrawes et Ramzi Maqdisi — tous deux acteurs au cinéma et au théâtre — dont le jeu intense échappe à toute représentation réaliste, notamment lorsqu’ils observent leur image et l’effet produit, construisant des personnages de tragédie, cherchant en permanence, comme un funambule sur son fil, la ligne de passage entre force et fragilité, tension et fluidité, creusant la mise à nu physique et mentale jusqu’à l’extrême.
Né en 1992 à Kufer Yasif, dans le nord de la Palestine mandataire, Bashar Murkus étudie et enseigne le théâtre à Haïfa. Auteur et metteur en scène, avec une vingtaine de pièces à son actif, il est l’un des rares créateurs palestiniens à pouvoir se produire au niveau international.
Il a tout juste 22 ans lorsqu’en 2014 il créé The Parallel Time (Le Temps parallèle) au Théâtre Al-Midan, à Haïfa, qui est alors le seul théâtre palestinien subventionné en Israël. La pièce — traduite en français par Najla Nakhlé-Cerruti et publiée dans L’Individu au centre de la scène, Éditions Presses de l’Ifpo, 2020 — évoque la détention des prisonniers politiques palestiniens et plus particulièrement la figure emblématique de Walid Dakka, détenu en Israël depuis 1986 pour l’assassinat d’un soldat israélien, en 1984. Elle va provoquer — notamment sur décision et intervention de Naftali Bennett, alors ministre de l’éducation —, l’arrêt des subventions du ministère de la culture et de la municipalité et entraîner la fermeture du théâtre. Une situation brechtienne pour Bashar Murkus : « La représentation et la controverse se déplacent alors dans la rue et l’espace public. La pièce va révéler la peur du gouvernement israélien vis-à-vis de l’art et la culture palestinienne.Cela a été un moment très rare et fondateur qui a contribué à consolider la conscience palestinienne. »
Ce sera aussi pour lui, et quatre de ses camarades, trois acteurs et un scénographe, le moment pour fonder l’année suivante, en 2015, le Théâtre Khashabi, qui veut dire bois (la matière et la scène) en arabe. Un théâtre indépendant financièrement et politiquement qui explore des thématiques contemporaines, même si elles dérangent, et veut jouer un rôle dans sa société, en évitant toute auto-censure. « On ne peut détacher la création palestinienne du contexte de ses conditions de production, des conditions économiques et sociales très difficiles. Malgré tout ça nous produisons dans ce tout petit théâtre, avec cette toute petite troupe, un théâtre d’engagement qui tire ses racines de la Palestine. Pour nous, le théâtre est un art collectif. »
Après Avignon, Le Musée sera au Théâtre des 13 vents à Montpellier, les 18 et 19 novembre prochains, et en tournée internationale. Hash (fragile, en arabe) au Théâtre de la ville du 23 au 27 novembre.