
Ces îlots sont minuscules : 5 km² pour Juan de Nova, tout au milieu du canal, dans la partie la plus resserrée entre Madagascar et le continent africain ; 7 km² seulement pour l’archipel des Glorieuses, tout au nord ; 28 km² pour l’île Europa, avec son lagon intérieur — au total 42 km² de terres émergées. Mais en application de la règle des zones d’exclusivité économique (ZEE), elles procurent à la France un domaine maritime de 360 000 km². Additionnée avec la ZEE autour de Mayotte (74 000 km²), c’est presque la moitié de la surface du canal du Mozambique (850 000 km²) qui est ainsi, théoriquement, sous tutelle économique française.
Ce couloir de 1600 kilomètres le long de la côte africaine et malgache a retrouvé son importance stratégique depuis la multiplication des attaques des Houthis du Yémen sur les navires occidentaux en mer Rouge, en appui au Hamas palestinien, dans la guerre qui l’oppose à Israël (1). Bien que ce soit au prix d’une douzaine de jours supplémentaires de navigation, et d’une hausse du carburant et des taxes des transporteurs, le trafic a doublé en un an sur la « route du Cap », qui passe par le canal du Mozambique et contourne le continent africain : une centaine de navires l’empruntent chaque jour. Elle n’est plus en marge de l’espace indo-pacifique. Parallèlement, le canal de Suez — la route la plus directe entre l’Asie et l’Europe — a perdu en 2024 la moitié de sa fréquentation, et coûté 6 milliards de dollars au budget de l’État égyptien, qui le contrôle. Un retour à la normale, qui est à peine amorcé, ne sera que très lent.
Forces multi-missions
Sur la carte, en dépit de leur insignifiance apparente, ces « Éparses » figurent sous le drapeau tricolore, comme leur grande cousine, Mayotte, qui — avec l’île de La Réunion, à l’est de Madagascar — sert de base arrière à la présence militaire très symbolique déployée sur les îlots. Mais, de fait, avec l’actuelle montée des enjeux dans cette zone, la France est en situation de contrôler le canal, alors que les grands riverains — Mozambique et Madagascar — sont peu tournés vers la mer, et ne disposent que de moyens limités.
Articulées avec l’importante base française de Djibouti, plus au nord, les Forces armées de la zone sud de l’océan Indien (FAZSOI) sont commandées par un officier général dont la « zone de responsabilité permanente » comprend 14 pays (10 pays d’Afrique australe et 4 pays de la commission de l’océan Indien), dont une douzaine d’îles, notamment celles qui relèvent des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Les FAZSOI comptent en moyenne 2 000 hommes des trois armes, avec notamment le deuxième régiment parachutiste d’infanterie de marine — qui fournit des mini-détachements à Europa et à Juan de Nova — et à Mayotte, un détachement de la Légion étrangère, renforcé récemment pour faire face à l’après-cyclone. L’aviation dispose notamment de deux Casa de transport militaire (Airbus), basés à la Réunion, ainsi que d’appuis ponctuels en moyens d’observation aérienne.

Mayotte et son contexte régional
Les « îles Éparses » dans une carte sur Mayotte et son contexte régional
Dans la région — mais au sens large, car il faut souvent parcourir plus d’un millier de kilomètres ! — la marine française dispose, rattachés à ses ports militaires à la Réunion et à Mayotte, de deux frégates de surveillance, d’un bâtiment de soutien et assistance outre-mer, d’un ex-chalutier reconverti dans la police des pêches, de vedettes côtières (contre l’immigration illégale à Mayotte), d’un patrouilleur polaire (qui ravitaille les bases antarctiques), d’un navire-ravitailleur civil ( qui fait le tour des îles australes : Kerguelen, Crozet, Amsterdam). Les forces s’appuient sur deux centres d’instruction et d’aguerrissement — nautique et tropical. Elles ont pour mission, explique le ministère des armées :
• d’assurer les missions de souveraineté dans la zone de responsabilité permanente (ZRP) ;
• de contribuer à la surveillance des approches maritimes, à la protection de la navigation commerciale et des intérêts français dans la ZEE (2) ;
• de conduire des missions d’assistance aux populations en cas de catastrophe naturelle ;
• de participer aux opérations de coopération régionale et assurer des missions de formation ;
• et, en cas de crise, de conduire ou participer à une opération militaire dans un environnement national ou multinational dans la zone.
Légitimité en question
Dans le canal du Mozambique, et plus généralement dans le sud-ouest de l’océan Indien, la France — en dépit de moyens relativement limités, vu l’étendue de l’espace — reste donc un acteur de poids, agissant souverainement, en riverain, avec 1,2 millions de ressortissants, s’attribuant une responsabilité en matière de sécurité et de stabilité régionales. Son ouverture aux pays d’Afrique australe, son intégration au titre de la Réunion à la Commission de l’océan Indien (qui regroupe Madagascar, Maurice, les Comores, les Seychelles et la Réunion) « participe de cette volonté de Paris d’affermir sa légitimité régionale, et de conforter sa souveraineté sur cet espace autour et à l’intérieur du canal du Mozambique », souligne Paul Villatoux (Esprit Surcouf, 15 et 28 novembre 2024).
Et Paris en a bien besoin. Sa souveraineté sur les Éparses est contestée depuis plus de cinquante ans par Madagascar : ces îlots avaient été rattachés à la « Grande île » à l’heure de la colonisation, mais soustraits à son autorité quelques semaines avant son accession à l’indépendance. Dénonçant une violation du principe du respect des frontières héritées de la colonisation — qui a prévalu sur tout le continent africain — Madagascar en a réclamé la « restitution » en 1973, et n’a cessé depuis de soulever la question, obtenant en 1979 le soutien de l’Organisation des Nations unies (ONU) dont une résolution « invite le gouvernement français à entamer sans plus tarder des négociations avec le gouvernement malgache en vue de la réintégration des îles qui ont été séparées arbitrairement de Madagascar ».

La partie française a préféré procrastiner : un projet de cogestion, maintes fois évoqué, qui ne débouche pas sur des mesures concrètes ; une commission mixte qui ne se réunit qu’une fois… tous les six ans, etc. Et miser, avec raison, sur la « fatigue » des Malgaches, en proie à des difficultés politiques et économiques chaque fois plus graves, les rendant incapables de promouvoir en priorité cette revendication, sinon en termes de politique intérieure. Entre-temps, tout en plaidant la bonne foi, Paris a entrepris de solidifier le statut de ces îlots, rattachant les Éparses aux TAAF en tant que cinquième district (2005 et 2007), renonçant à un retrait des détachements militaires un temps envisagé (2009), et en classant une partie en réserve nationale naturelle (2021).
Clou de cette stratégie échappatoire, une visite d’Emmanuel Macron sur les mini-îles Glorieuses le 23 octobre 2019 — la première d’un président : « On n’est pas là pour s’amuser, mais pour bâtir l’avenir de la planète ». Le tout répondant, selon Villatoux, à la volonté française de « sanctuariser » les îles Éparses, officiellement pour les consacrer à la recherche scientifique et à la préservation de la biodiversité, « s’appuyant désormais sur un droit environnemental pour justifier leur occupation » — une démarche fondée sur les canons actuels du développement durable et de la gestion raisonnée des ressources halieutiques.
Commission-fantôme
Six ans plus tard, en avril dernier, revoilà le président Macron dans l’océan Indien, à Madagascar, cette fois, à l’occasion d’un sommet de la Commission de l’océan Indien où il n’a pas été question officiellement des « Éparses », puisque — comme les TAAF et Mayotte — elles n’y sont pas admises. Mais la question a une fois de plus été évoquée, en bilatéral, par les président français et malgache, l’accord intervenu en octobre dernier sur la restitution à l’île Maurice des îles Chagos, au coeur de l’océan Indien (qui abrite notamment la base américaine de Diego Garcia) ayant relancé le débat à Madagascar.
Lors de son passage dans la Grande île, Macron a réaffirmé la souveraineté française sur les îlots, mais accepté que se réunisse à nouveau le 30 juin à Paris la fameuse commission mixte-fantôme sur les Éparses, qui pourrait remettre sur le tapis la sempiternelle question de la cogestion de ces domaines maritimes. Le président Rajoelina, plutôt amical avec la France mais talonné par son opposition qui lui reproche sa mollesse sur ce dossier, a déclaré le 4 mai dernier qu’il comptait se rendre sur une de ces Éparses en « tant que président de la république de Madagascar » : une sorte de prise de possession, au moins symbolique, qui ne manquerait pas d’embarrasser Paris.
Le débat, tout « picrocholin » qu’il soit – pour reprendre la formulation d’Emmanuel Macron — renvoie, outre sa dimension historique et politique, à la géopolitique plutôt agitée en ce moment de la région :
• un trafic maritime intense sur le canal ;
• l’insécurité persistante dans la province du Cabo Delgado, au nord-est du Mozambique, où s’est enraciné le mouvement djihadiste Al Suna qui empêche notamment Total, la multinationale pétrolière française, d’exploiter un gisement géant de gaz ;
• l’explosivité de Mayotte, dont l’appartenance à la France est contestée depuis toujours par les Comores, avec la bénédiction de l’ONU : elle fait face depuis plusieurs années à un large courant d’immigration illégale, et vient d’être ravagée par le cyclone Chido, peinant à se relever malgré le déploiement d’importantes forces du génie militaire ;
• la pression migratoire (depuis les Comores, mais aussi des côtes australes et est-africaines) sur les grandes îles françaises de la région — La Réunion, Mayotte — d’apparence prospères ;
• l’arrivée de la piraterie, repoussée depuis les côtes somaliennes ;
• le développement du narco-trafic — une « route de l’héroïne » prisée en raison du déficit de surveillance des eaux, même simplement « territoriales » ;
• le retour des revendications sur la souveraineté, dans la foulée de l’accord sur les Chagos, avec — outre les demandes de Madagascar sur la plupart des Éparses — les contestations de l’État comorien sur les Glorieuses, de Maurice sur Tromelin. (3)
Empêcheur de tourner en rond
Au milieu de ce qu’Olivier Vallée qualifie de « puzzle de souverainetés », dans un espace « écartelé entre plusieurs aires d’influence politiques, culturelles et marchandes », la France fait parfois figure d’empêcheur de tourner en rond. Les grandes puissances sont à l’affût, voire en embuscade, prêtes à tirer parti des fragilités françaises du moment.
La Chine (qui est le premier partenaire commercial de Madagascar et « a fait du Mozambique son point d’entrée dans la communauté de développement de l’Afrique australe », relève le député Yannick Chenevard dans un rapport en 2023), comme l’Inde (qui s’appuie notamment sur ses diasporas à Madagascar et en Afrique de l’est), soutiennent les revendications de la Grande île, et sont à la recherche de facilités dans la région. Paris prend cependant soin de « coller » au maximum à l’Inde — l’acteur le plus puissant et légitime dans un océan qui porte son nom (4).

La Russie, comme elle l’a fait avec un certain succès au Sahel, tente d’exploiter les rancunes postcoloniales. La France, sur la défensive, joue les équilibristes. À Madagascar, par exemple, analyse le chroniqueur Patrick Rakotomalala dans le journal La Tribune, elle « conserve une présence diffuse mais ambivalente. Sa stratégie [à propos de la politique malgache] oscille entre prudence, continuité diplomatique et réflexe de repli. Elle ne veut pas s’exposer à un échec de soutien comme dans le Sahel, ni être accusée d’ingérence néocoloniale ».
Les riverains voudraient pouvoir un jour profiter des ressources halieutiques et minières de la région. Pour les nodules polymétalliques, qui gisent à profusion dans ces eaux, mais parfois par 3 000 mètres de fond, on verra un peu plus tard. Mais des explorations du sous-sol marin auraient révélé la présence de nappes de gaz à proximité de Juan de Nova. L’adoption le 30 décembre 2017 de la loi Hulot qui a stoppé la délivrance de nouvelles autorisations de recherche d’hydrocarbures sur l’ensemble des territoires français, essentiellement pour mettre fin aux projets d’exploitation de gaz de schiste dans l’Hexagone, a eu pour effet d’entraver les prospections prévues outre-mer, y compris dans la zone « française » du canal du Mozambique : de quoi renforcer le statut à forte charge environnementale que Paris cherche maintenant à attribuer à ses Éparses ; mais de quoi désespérer les candidats à la rétrocession, qui rêvent de possibles pactoles. Est-ce sur cette pépite désolée de Juan de Nova que le président malgache rêve de débarquer ?