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Des nuages sur le grand Nord

La montée des enjeux autour du conflit en Ukraine et du face à face de l’UE-OTAN avec la Russie, ainsi que les convoitises suscitées par le potentiel économique de l’Arctique à l’heure de l’ouverture de nouvelles routes maritimes, ont redonné à l’Atlantique nord, à l’Arctique et à la mer Baltique un peu de l’importance stratégique qu’ils avaient au temps de la guerre froide, comme en témoignent les multiples démonstrations de force et incidents de ces derniers mois.

par Philippe Leymarie, 21 février 2025
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La mer Baltique, entre Helsinki et Saint-Petersbourg, en 2016
© baroug

Signe de cette montée des tensions : les pays baltes commencent à construire une ligne de défense le long de leur frontière avec la Russie. Ne disposant pas d’armée de l’air, ils ont confié la surveillance de leur espace aérien aux forces de l’OTAN. Plusieurs pays européens, dont la France, assurent tour à tour ce rôle de « police du ciel ». L’organisation transatlantique déploie également depuis quelques semaines une opération navale, baptisée Baltic Sentry (Sentinelle de la Baltique), avec une dizaine de bâtiments qui se relaient sur zone, survolés par des appareils d’observation : les Poseidon britanniques et Breguet Atlantic français, qui faisaient office jusqu’ici, vont être remplacés par des avions-radars Awacs aux couleurs de l’OTAN, aux performances largement supérieures — une marche supplémentaire dans l’escalade de ces derniers mois.

Lire aussi Didier Ortolland, « La guerre d’Ukraine déstabilise l’Arctique », Le Monde diplomatique, septembre 2024.

Ces pays eux-mêmes — aux premières loges face à la Russie, avec souvent des souvenirs historiques traumatisants, et d’importantes minorités russophones — ont décidé à l’issue d’un sommet régional à la mi-janvier de se coordonner pour renforcer la protection de leurs infrastructures. Depuis plusieurs années déjà, la Pologne — également en première ligne — consacre plus de 4 % de son PIB à son armement, se fournissant notamment aux États-Unis et en Corée du Sud. Les Baltes en sont loin, mais ont entrepris de se réarmer. Pour faire face à un niveau de menaces dans l’Arctique et l’Atlantique nord qu’il juge largement aggravé, le petit Danemark vient de décider de consacrer près de 7 milliards d’euros supplémentaires à sa défense, à dépenser en 2025-2026, ce qui propulsera ses dépenses militaires au niveau jamais atteint de 3 % de son PIB (2 % en France). Il devra pour y parvenir se procurer ses équipements rapidement et tous azimuts, y compris « sur étagère » et auprès des États-Unis — quand bien même le président Trump continue de répéter qu’il entend « prendre le contrôle du Groenland ». Explication des dirigeants danois : quel que soit le big deal amorcé par le président américain Trump avec son homologue Poutine, la Russie — saignée par ses trois années d’offensive en Ukraine — sera en capacité de se battre à nouveau dans deux ans, au rythme où son industrie de l’armement a entrepris de reconstituer les réserves militaires. D’ailleurs, le message de Copenhague s’adresse aux deux géants : « Il faut bien entendu respecter les territoires et la souveraineté des États », et « les frontières ne peuvent être déplacées par la force ».

Lac OTAN

Avec l’adhésion récente de la Finlande et de la Suède à l’Alliance transatlantique, qui y ont rejoint les pays baltes et la Pologne, la mer Baltique est de fait devenue une sorte de « lac OTAN ». Cette mer pratiquement fermée est la seule à laquelle ont accès l’ensemble de ces pays. La Russie, surtout riveraine de l’océan Arctique, plus au nord, dispose cependant de deux accès cruciaux à la Baltique : l’enclave de Kaliningrad, entre Pologne et Lituanie, fortement armée, mais isolée ; et le fond du golfe de Finlande, avec la prestigieuse ville de Saint-Pétersbourg sur l’embouchure de la Neva, que la Russie considère comme « le berceau de sa puissance maritime et de sa projection de puissance vers l’Europe », notamment sur le plan économique après la fin de l’Union soviétique (1).

Bien que les chasseurs-bombardiers, drones, frégates, navires espions russes soient de plus en plus présents, ce n’est pas tant une peu probable guerre ouverte avec la Russie qui préoccupe les États de la Baltique, mais plutôt — outre le risque d’éventuelles bavures (2) — la multiplication d’accidents, incidents, ou sabotages qui entretiennent la tension dans un cadre « hybride », sans revendication, en recourant à des agents indirects, des services secrets, des mercenaires (3). Dans ce genre de contexte, on croit savoir — à tort ou à raison — d’où vient le coup, mais on sait qu’on ne pourra pas le prouver ; et qu’il faudra, en revanche, réparer au plus vite, surveiller, dissuader… et financer ces opérations, sans espérer que des enquêtes permettent un jour d’y voir clair.

Conflits d'usages en mer Baltique

Conflits d’usages en mer Baltique

Conflits d’usages en mer Baltique

Nicolas Escach & Cécile Marin, 1er juillet 2016

Une douzaine d’évènements de ce type ces trois dernières années, attribués sans doute un peu rapidement à la Russie, ont créé une véritable psychose autour de la mer Baltique : coupures de conduites sous-marines de gaz, de câbles de communication Internet ou de transport d’électricité, brouillage des signaux GPS, etc. Les pays baltes, qui ont démantelé les connexions entre leur réseau électrique et celui de leur voisin russe le 7 février dernier, à l’échéance d’un contrat ancien, puis se sont connectés à l’Europe via la Pologne, redoutent maintenant que leurs câbles « autonomes » ou les nouveaux inter-connecteurs ne deviennent la cible d’attaques (4) . Le passage dans ces eaux peu profondes de navires de la « flotte fantôme » russe, accusés de « laisser traîner leur ancre » — des cargos ou méthaniers sous pavillon de complaisance, permettant à des sociétés russes ou chinoises de contourner les sanctions contre le gaz en provenance de Russie — a achevé de créer le trouble ; quand il n’est pas question de navires ou avions espions plus officiels, soupçonnés par exemple de dresser la carte des réseaux de câbles et pipe-lines sous-marins ...

Règles imposées

Lire aussi Sandrine Baccaro & Philippe Descamps, « Géopolitique du brise-glace », Le Monde diplomatique, avril 2020.

Du côté des militaires anglo-américains, on s’inquiète surtout du nouvel activisme du « compétiteur » russe dans l’Atlantique nord : « On est défié de partout… On a des moyens limités… On ne peut être partout à la fois… », se désolait par exemple le 4 février dernier le contre-amiral Oliver Berdal, dans le cadre de la Conférence navale de Paris, organisée par l’Institut français des relations internationales (IFRI). Ce chef d’état-major de la marine royale norvégienne se réjouit que son pays soit membre de l’OTAN, « la plus grande alliance du monde, facteur de stabilité dans un contexte si désorganisé et dangereux »« Pour être sûr de ne pas perdre notre leadership maritime, il va falloir de très gros investissements », affirmait de son côté sir Ben Key, First Sea Lord de la Royal Navy, lors du même rassemblement des chefs d’état-major des principales marines militaires du Nord européen, qui ont préconisé une meilleure coopération entre les marines militaires et les acteurs maritimes civils, pour renforcer la protection du trafic commercial.

Fractures géopolitiques au pôle Nord

Fractures géopolitiques au pôle Nord

Fractures géopolitiques au pôle Nord

Cécile Marin, 1er septembre 2024

Déjà, en 2019, l’OTAN avait créé un commandement opératif interarmées pour l’Atlantique, le Joint Force Command, basé à Norfolk (Virginie, États-Unis), confié à un amiral américain qui, l’année suivante, prenait également la tête d’une deuxième flotte américaine réactivée, pour tenir tête aux Russes dans l’Atlantique et l’Arctique. Un intérêt renforcé par l’attrait pour les ressources potentielles de l’Arctique, et la prétention russe de contrôler au long de sa côte la nouvelle « route du Nord », de plus en plus praticable en raison de l’extension des zones de fonte des glaces.

Ainsi, Moscou, analyse l’IFRI :
 revendique une grande partie de l’océan Arctique au titre d’une extension de son plateau continental ;
 prétend pouvoir contrôler les flux maritimes transitant par la route du nord-est, au titre du passage dans des eaux revendiquées comme intérieures ;
 et se livre depuis plusieurs années à un réinvestissement militaire massif dans l’Arctique sous couvert de la défense de son bastion national en mer de Barents.

« L’Arctique, espace de contestation stratégique », confirme le vice-amiral Jean-François Quérat, commandant de la zone maritime Atlantique (CECLANT) et préfet maritime à Brest (France). (5) Il fait remonter ce regain d’intérêt pour cette région à l’annexion de la Crimée en 2014, et plus encore depuis l’offensive russe en Ukraine, à partir de février 2022. Cette année-là, Moscou avait révisé sa stratégie navale, confirmant que l’Arctique était sa priorité, devant le Pacifique.

La remilitarisation généralisée des territoires polaires russes, décidée par Vladimir Poutine, implique l’implantation de pistes pour les avions de combat, radars, systèmes de défense aérienne, infrastructures d’accueil pour les sous-marins nucléaires. La base aérienne de Nagurskoye a été modernisée, comme celle de Sia (dans l’archipel de la Nouvelle-Zemble), ou encore le port militaire de Tiksi (mer de Laptev). La Russie, pour étendre sa « souveraineté » sur ces espaces côtiers, impose ses règles de navigation : les navires militaires ou d’État étrangers doivent notifier leur passage trois mois avant ; le recours aux brise-glaces russes est obligatoire…

Sur le plan économique, l’ouverture croissante de voies navigables en période estivale offre de nouvelles perspectives. Ainsi, la pose de câbles de liaisons Internet dans le grand Nord soulagerait les passages actuels de 90 % du trafic Asie-Europe par le détroits de Malacca et le canal de Suez, via la dangereuse mer Rouge, avec un gain de distance et donc de vitesse de connectivité. Un premier segment du câble russe du Polar Express, qui reliera Vladivostok à Mourmansk, a été posé. Côté occidental, il existe un projet de Far North Fiber sur la route Nord-Ouest, qui transiterait par les eaux du Canada et du Groenland.

Fonte du pergélisol

Pour ce qui est du développement de la navigation commerciale sur ces routes du Nord, la tendance à la fonte croissante des glaces n’est pas sans inconvénients, selon Nicolas Mazzucchi, du Centre d’études stratégiques de la Marine (France). Il faudra compter avec la multiplication des tempêtes de forte intensité, et avec la fragilité des infrastructures disposées le long de ces routes (systèmes de balisage, ports, terminaux gaziers, etc) en raison de la fonte du pergélisol sur lequel elles ont été construites. D’où un besoin d’investissements massifs pour ce grand projet russe, que la Chine — qui s’est autoproclamée récemment « voisin de l’Arctique » — regarde également avec intérêt, pour son trafic commercial futur, mais aussi comme pourvoyeuse de technologies de contrôle du transit. Dans l’immédiat, le trafic réel sur la route russe du nord reste assez modeste : 35 millions de tonnes transportées en 2023, comparées au 1,6 milliard de tonnes passées par le canal de Suez.

Conscients également que, dans l’Arctique, « le réchauffement aiguise la compétition » (6), la marine nationale française fréquente le plus régulièrement possibles ces eaux ultrafroides. Au mois d’août dernier, par exemple, elle a participé aux manœuvres Northern Viking au large de l’Islande, à l’est du Groenland, avec sept autres pays, sous commandement américain. Elle est également au nombre des nations se livrant à l’exercice Arctic Defender, au large de l’Alaska. La France se veut une « nation polaire » : ses marins réapprennent le « grand froid », et ses glaces dérivantes. Mais les moyens sont limités, même si la marine française est observatrice à l’Arctic Security Forces Roundtable — le pendant militaire du conseil de l’Arctique — ainsi qu’au North Atlantic Coast Guard Forum. Une « stratégie polaire » a bien été présentée en 2022 par Olivier Poivre d’Arvor, nommé ambassadeur pour les pôles et les océans, mais elle est axée sur le civil, notamment la recherche scientifique, avec comme opérateurs l’Institut polaire français Paul-Émile Victor, et l’organisme de gestion des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Une loi de programmation polaire 2024-2030 préparée par le Sénat n’a pu être votée. La relance des activités de la marine nationale dans les espaces nordiques pourrait cependant figurer parmi les axes définis pour la révision de la Revue nationale stratégique, dont le détail pourrait être connu en mai prochain.

Philippe Leymarie

(1Cyrille Bret chercheur à l’Institut Jacques Delors, cité par RCF, 10 février 2025.

(2Un Breguet Atlantic2 français d’observation a été « allumé » (ciblé) début février par le radar d’une batterie de missiles S400 russe.

(3Cf « La mer Baltique, zone de tension entre la Russie et l’Europe », La Croix, 24 janvier 2025.

(6Comme indiqué par le capitaine de vaisseau Sébastien Perruchio, dans l’éditorial de Cols Bleus, qui a publié en décembre-janvier un dossier sur l’Arctique

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