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Eau : la boite de Pandore

Les sécheresses des étés 2022-2023 comme l’annonce par le président de la République, le 30 mars au barrage de Serre Ponçon, de l’élaboration d’un Plan eau, signent l’irruption brutale d’une crise systémique du modèle de gestion de l’eau que la France a inventé à l’orée des années 1960. Cette crise appelle une refonte radicale de ce modèle : il a échoué à atteindre ses objectifs et menace l’équilibre ainsi que la pérennité d’écosystèmes durablement fragilisés par l’impéritie des instances dirigeantes.

par Marc Laimé, 3 mai 2023
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John William Waterhouse. — « Pandora » (Pandore), vers 1896.

La création des agences de l’eau et des comités de bassin, puis l’adoption de trois lois-cadre en 1964, 1992 et 2006, ont posé les fondations d’un dispositif institutionnel qu’est venue compléter la transcription en droit français à dater des années 2000 de très nombreux règlements et directives d’origine communautaire européenne. Ils ont fait passer le pays d’une logique de moyens à une obligation de résultats, avec sanctions financières à l’appui si ces résultats ne sont pas atteints, comme l’illustre notamment la directive-cadre européenne sur l’eau d’octobre 2000, traduite en droit français en 2004, qui enjoignait à la France de rétablir un « bon état écologique et chimique » de toutes les masses d’eau à trois dates butoir successives, 2015, 2021 puis 2027.

Ces objectifs ne seront pas atteints car ils sont en contradiction totale avec nos modèles économiques et le dogme d’une croissance infinie, génératrice d’externalités négatives dont on redécouvre en ce printemps la nocivité pour la santé humaine et l’environnement, tant abondent des pollutions multiples d’origine agricole et industrielle.

C’est ainsi qu’en l’espace de quelques mois viennent d’être révélées en rafale la présence dans les eaux, y compris celles réputées potables, de métabolites de pesticides, qui contamineraient jusqu’à 30 % de l’eau potable en France, de polluants dits « éternels », des PFAS (substances poly ou perfluoroalkylées), etc. Début avril, un rapport interministériel accablant vient aussi de révéler les carences abyssales des dispositifs officiels de prévention de la sécheresse, englués dans des querelles institutionnelles mortifères et une criante absence de moyens dédiés.

Ces révélations font voler en éclats les déclarations lénifiantes qui nous assurent depuis des décennies que tout est sous contrôle et que nous avançons à grand pas vers un avenir radieux symbolisé par les avancées constantes de la science et de l’innovation technologique (biotechs, agriculture 2.0, numérique, intelligence articficielle…).

En réalité, en dépit d’un greenwashing permanent, tout part à vau-l’eau, les intérêts économiques catégoriels l’emportent toujours haut la main, à l’heure des arbitrages politiques, sur les objectifs affichés d’une gestion soutenable et équitable de la ressource hydrique.

Depuis une quinzaine d’années tous les organismes de recherche impliqués dans la question de l’eau, comme les inspections des administrations centrales, ont pourtant publié des centaines de rapports parfaitement informés, où ils détaillent par le menu la montée des périls comme les mesures qui devraient être prises pour y faire face. En pure perte. Rien ne change, business as usual.

Le péché originel du financement

Au tout début des années 1960, en pleines « trente glorieuses », un petit groupe d’ingénieurs crée ce que l’on appellera plus tard l’École française de l’eau, un modèle de gestion de l’eau décentralisé qui s’articule autour d’établissements ad hoc, les Agences de l’eau, bras armé déconcentré de l’État sous la double tutelle de Bercy et du ministère de l’Environnement. Celles-ci mettent en œuvre des plans quinquennaux d’intervention et financent les opérations d’aménagement conduites par les collectivités locales et les acteurs économiques concernés, essentiellement les industriels et les agriculteurs.

Ce modèle, localisé sur l’aire géographique d’un bassin versant, soit la zone baignée par un fleuve de sa source à l’embouchure, revendique aussi son caractère démocratique, incarné par la création auprès de chacune des six agences de l’eau françaises (une par grand fleuve) d’un comité de bassin, organe de délibération au sein duquel siègent des représentants de l’état, des collectivités locales, et de diverses parties prenantes, au premier rang desquelles les représentants des acteurs industriels et de la profession agricole. La société civile n’y est représentée que par les maigres troupes constituées par des délégués d’associations de consommateurs, de pêcheurs et de défenseurs de l’environnement.

Un système inique, dénoncé depuis des décennies par les associations d’usagers

À l’origine, quand était débattue la grande loi fondatrice de 1964, le système aurait du être financé par une taxation perçue auprès des collectivités locales qui gèrent le petit cycle hydrique (eau potable et assainissement des eaux usées). Bronca des élus, conduits par Alain Poher, alors président de la puissante Association des maires de France (AMF). Le financement du système reposera dès lors, à hauteur de 85%, sur l’usager domestique du service public de l’eau, via la perception de redevances (prélèvement et pollution) par l’intermédiaire de sa facture d’eau. Un système inique, dénoncé depuis des décennies par les associations d’usagers, qui financent le système, mais ne siègent qu’à la portion congrue dans les instances qui décident de l’utilisation de cette manne financière, qui représente aujourd’hui un peu plus de 2,2 milliards d’euros chaque année.

Aussi longtemps que ce système semblait fonctionner, au bénéfice des collectivités locales et des acteurs économiques (industriels et agriculteurs qui en ont apprivoisé les subtilités à leur profit) ces critiques étaient inaudibles.

Mais le bilan en est aujourd’hui de plus en plus sévèrement critiqué par une myriade d’acteurs. À juste titre. La lutte contre les pollutions multiformes de l’eau révèle que les externalités négatives d’un modèle de développement productiviste ont provoqué une contamination généralisée des ressources en eau qui gagne sans cesse en intensité. Les innombrables plans de restauration de la qualité des milieux, financés à grands frais sur fonds publics depuis des décennies, achoppent sur des pratiques agricoles et industrielles, à l’origine de ces pollutions, qui perdurent en dépit des « bonnes intentions » affichées… La France s’était engagée en 2004, en transcrivant la directive-cadre européenne sur l’eau d’octobre 2000, à « rétablir un bon état écologique et chimique » de toutes ses masses d’eau à l’horizon 2015, puis 2021, et enfin 2027. Un horizon qui ne sera jamais atteint.

Pollutions innombrables, pesticides, irrigation à outrance, imperméabilisation des sols, inondations, sécheresses, recul du trait de côte, chute dramatique de la biodiversité... La réalité est cauchemardesque.

L’usager domestique, dindon de la farce

Depuis la dernière grande loi sur l’eau de 2006 les effets du changement climatique sur le cycle hydrologique se font sentir, beaucoup plus puissamment et rapidement qu’on ne le pensait il y a encore quelques années. Résultat, l’édifice institutionnel de la gestion de l’eau à la française, qui a vu le jour à l’orée des années 1960, craque de toute part. Pourtant, personne ne veut ouvrir la boîte de Pandore que représenterait l’élaboration d’une nouvelle loi. Celle-ci imposerait en effet de mettre au premier rang des préoccupations la question explosive de l’évolution du modèle agricole productiviste. Un casus belli pour la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), très en cour à l’Elysée.

Les six agences de l’eau françaises prélèvent chaque année, via les redevances prélèvement et pollution (en fait il y en a six, mais simplifions), perçues via les factures d’eau de M. et Mme Tout le monde, près de 2,2 milliards d’euros.

Depuis quinze ans l’État en prélevait 300 millions, reversés au budget général, pour « combattre les déficits publics », ce qui en dit long sur l’importance qu’il accorde à la politique de l’eau. Mieux, il a ensuite mis en place un « plafond mordant ». Les agences redistribuent les redevances qu’elles ont perçues aux industriels, agriculteurs et collectivités locales pour les aider à financer leurs projets. S’il reste de l’argent en caisse à la fin de l’année, l’État le récupère aussi !

Récapitulons. Les agences prélevaient chaque année sur nos factures 2,2 milliards d’euros. L’État en récupérait aussitôt 300 millions, plus une centaine d’autres via le « plafond mordant ».

Restait 1,8 milliard d’euros sur lesquels on a ensuite imputé le financement de la biodiversité et des chasseurs.

Emmanuel Macron a promis un « fort engagement financier de l’État » pour le plan eau. En réalité l’État va arrêter ses prélèvements indus, ce qui ne lui coûtera rien, et pour le reste, ces centaines de millions d’euros annoncés, les agences vont relever, à proportion, le taux de leurs redevances, payées par les usagers sur leurs factures… Et le prix de l’eau va donc mécaniquement augmenter partout, au grand dam des usagers : on me fait faire des économies et ça coûte plus cher !

Désengagement de l’Etat

Ce scénario de report invisible au premier regard via la fiscalité et les usagers du service public d’actions régaliennes de plus en plus abandonnées par l’État au profit du secteur privé se joue depuis vingt ans et a vu des pans entiers de l’action publique être abandonnés au profit des opérateurs privés.

Ce sont en effet une multitude de décisions arrêtées depuis dix ans sous les présidences Hollande puis Macron, dans l’indifférence générale, qui sont en passe, de par leurs effets cumulés, de mettre à bas les politiques publiques de l’eau mises en œuvre en France depuis un demi-siècle. Avec pour conséquences une augmentation exponentielle de la facture d’eau de l’usager et des désastres environnementaux en cascade.

Le débat (biaisé) sur le « prix de l’eau »

Dans l’imaginaire collectif, la notion de « prix de l’eau » renvoie à la facture d’eau, que ne reçoivent jamais les millions de Français qui résident dans des copropriétés privées ou dans le parc social. Dans ce cas c’est leur syndic ou leur bailleur, qui répartit dans les charges locatives ou de copropriété le montant de la fameuse « facture d’eau ». Mais ce premier biais n’est que l’arbre qui cache la forêt. En réalité tous les Français acquittent sans le savoir et par d’autres canaux, au-delà de la « facture d’eau » des contributions importantes dédiées à la gestion hydrique. Inventaire.

 Facture d’eau. En qualité d’usagers du service public de l’eau et de l’assainissement, une majorité de Français acquittent une facture d’eau, qui leur est adressée par le gestionnaire, public ou privé, du service, compétence d’une collectivité locale. Ce montant recouvre les coûts de la production et distribution de l’eau potable, ceux de l’assainissement des eaux usées, de la TVA et de différentes taxes ou redevances, notamment celles prélevées par les agences de l’eau (2 milliards cent millions d’euros par an), qui sont ensuite redistribuées aux collectivités locales, aux industriels et aux agriculteurs, sous forme de prêts ou de subventions, afin de les aider à mieux gérer cette précieuse ressource.

Le tarif de la facture peut varier de 1 à 7 en France, selon les particularités locales, le mode de gestion, public ou privé, les bonnes ou moins bonnes décisions passées de la collectivité dont dépend l’usager...

En résumé, les collectivités locales perçoivent chaque année par ce biais environ 5 milliards d’euros, 5 milliards aussi pour les grands opérateurs privés du secteur (Veolia, Suez et Saur), et les agences de l’eau 2,1 milliards d’euros, sur lesquels l’État prélève indûment 300 ou 400 millions chaque année depuis quinze ans pour « assainir les finances publiques »...

 Assainissement non collectif. En qualité d’usagers du service public, toujours, près de 5 millions de foyers français, soit près de 15 millions de personnes (record européen), ne sont pas reliés à un réseau d’assainissement collectif, mais relèvent de l’assainissement non collectif (ANC). À ce titre, possesseurs d’une fosse septique, ils relèvent d’un service public d’assainissement non collectif (SPANC), créé par leur collectivité, qui exerce des missions de contrôle (payantes), et peut prescrire, si les installations sont obsolètes, soit des travaux, soit l’implantation d’une nouvelle installation, dont le coût peut atteindre plusieurs milliers d’euros…

 Eaux pluviales urbaines. En qualité de contribuables locaux, et le plus souvent sans le savoir, des millions de Français s’acquittent de taxes dédiées à la gestion des eaux pluviales urbaines (GEPU), qui représentent près de 2,5 milliards d’euros par an, davantage que les redevances des agences de l’eau ! Ces taxes viennent alimenter le budget général de la collectivité, dit M14, et non le budget annexe du service public de l’eau et de l’assainissement, dit M49, alimenté, lui, par la facture d’eau de l’usager. Ce poste est particulièrement opaque, la légalité des taxes qui l’alimentent sujette à caution, mais personne ne veut y toucher car c’est une véritable bombe financière si une réforme devait intervenir.

 GEMAPI. En qualité de contribuables locaux, toujours, près de 17 millions Français qui résident en zone inondable sont ou seront assujettis au règlement de la taxe pour la gestion de l’eau et des milieux aquatiques et la prévention des inondations (GEMAPI), promulguée il y a quelques années. La loi avait instauré un plafond annuel de 40 euros par personne, qui n’est pas encore atteint. Les centaines de collectivités qui ont déjà mis en place cette taxe GEMAPI l’ont fixée entre 7 et 10 euros par personne d’un même foyer. Cela va inévitablement croître dans les années qui viennent.

 Fonds Barnier. En qualité d’assuré cette fois, tous les Français financent, là encore le plus souvent sans le savoir, par des prélèvements opérés sur leurs polices d’assurance, le fonds Barnier, créé en 1995 par le ministre éponyme, qui soutient le système d’indemnisation des catastrophes naturelles (CAT-NAT). Or ce système a atteint la cote d’alerte, et a déjà du être réformé. Mais les effets du changement climatique alourdissent déjà la note à une vitesse accélérée. Premier poste des sinistres indemnisés, le gonflement des argiles qui menacent des millions de maisons en France, second poste les inondations, qui se multiplient elles aussi.

 Aménagement. En qualité d’aspirants à la propriété ou d’aménageurs, les Français concernés vont dès l’an prochain, via le Projet de loi de finance (PLF) 2023, devenir éligibles à une nouvelle taxe additionnelle à la taxe d’aménagement départementale, imaginée par deux élus de la majorité, à la demande du premier ministre, dans le cadre d’une fantomatique « Commission de l’économie verte ». Le système des agences de l’eau a tellement été malmené depuis quinze ans qu’il fallait trouver d’urgence, 400 millions d’euros, pour lui permettre de financer les actions de préservation de la biodiversité qui lui ont été imparties par des réformes successives. Un rapport confidentiel de 22 pages a calé la tringlerie de l’affaire qui a reçu la bénédiction de Bercy.

 Dépollution. En qualité de contribuables, enfin, les Français participent aussi, par d’autres canaux et d’autres budgets (considérables), au financement de la préservation de la qualité des eaux dans le milieu naturel. Il s’agit ici essentiellement de la dépollution des rejets agricoles et industriels. Pour quel montant ? Inconnu. Les estimations les plus diverses circulent. Le sempiternel débat sur l’augmentation de la facture d’eau n’est donc que l’arbre qui cache la forêt.

C’est l’organisation même et le financement des politiques publiques de l’eau qui sont entrées en crise. Une crise structurelle que ne pourront camoufler longtemps les opérations de « com » d’un gouvernement qui nous précipite tout droit vers un naufrage sans précédent.

Ajoutons qu’en personnalisant à l’extrême comme il l’a fait la gestion de la crise de la sécheresse, le président de la République s’est instantanément mué en paratonnerre qui va attirer la foudre des mécontentements que va susciter cette crise sans précédent.

Marc Laimé

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