L’usage de l’écriture inclusive s’est rapidement répandu dans les milieux universitaires. Une conséquence de la féminisation du corps enseignant, et aussi sans doute de la multiplication des études de genre. Le mouvement peut être compris comme une juste correction d’un monde machiste, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’université. Un mouvement tardif cependant, puisque les études de genre se sont développées bien après les gender studies (études de genre) aux États-Unis où la féminisation ne se pose pas dans les mêmes termes puisque là où le genre des mots est fréquent en français, l’anglais bénéficie de la neutralité. Ainsi sont apparus ces « ·e·s » au début des lettres — « Chèr·e·s Français·e·s » ou « Chèr·e·s ami·e·s ». Parfois cela se complique un peu comme lorsque l’on veut s’adresser à ses « chèr·e·s citoyen·ne·s. Et parfois encore plus quand on choisit de concentrer un « Bonjour à toutes et tous » en un « Bonjour à tou·t·e·s ». Et encore un peu plus quand l’auteur — un professeur d’université de nos amis — entreprend de continuer dans cette voie pour présenter un nouvel ouvrage collectif : « Le collectif aborde à la fois les conditions d’une élection improbable, la campagne, le rapport aux médias, au patronat, à l’administration mais aussi les électrices·eurs, les militant·e·s, le parti, les député·e·s, les transfuges et les élu·e·s loca·les·ux ayant partie liée à En Marche ! ».
Lire aussi Franck Gaudichaud, « Marée féministe au Chili », Le Monde diplomatique, mai 2019.
Pas rebutées par les bizarreries, certaines universités en ont fait une véritable politique. Celle de Paris Nanterre annonce fièrement par la voix d’une chargée de mission à l’égalité des genres : « nous adoptons l’écriture inclusive » — en expliquant les raisons : « Car elle inclut. Personnellement, je ne me reconnaissais pas quand il était dit “chers étudiants”. Avec l’écriture inclusive, on matérialise le fait de prendre en compte les femmes dans la communication institutionnelle de l’université. D’ailleurs, la règle selon laquelle le masculin l’emporte sur le féminin est totalement artificielle et date “seulement” du XVIIe siècle. Auparavant, on accordait le verbe avec le genre du nom qui précédait. Aujourd’hui, la généralisation de l’écriture inclusive relève d’une décision politique » (Les Échos, 11 janvier 2019).
Il ne suffit pas d’affirmer que l’écriture inclusive inclut, sauf à reprendre le raisonnement dont se moquait Gaston Bachelard selon lequel les effets de l’opium s’expliqueraient par sa vertu dormitive. Exclusive, l’écriture exclusive ? Cet inversion paradoxale n’est pas exclue des choses humaines mais manque aussi de preuves expérimentales. L’invocation de l’histoire est partiale car si on invoque un usage récent pour rejeter la prééminence du masculin — « seulement » le XVIIe siècle — pourquoi ne remonterait-on pas au vieux français ? On ne croira pas non plus que la société d’Ancien Régime ait été moins virile que la nôtre. Si la généralisation de l’écriture inclusive relève d’une décision politique, on s’inquiète d’une autorité en la matière. On n’oubliera pas non plus que les politiques linguistiques se révèlent vaines quand elles tentent d’imposer des règles que l’usage impose, lentement ou pas. Le 28 février 2019, l’Académie française, rituellement critiquée comme un vestige de l’autoritarisme, a seulement recommandé la féminisation des noms, métiers et activités qui pouvaient voire devaient l’être. On ne peut pas non plus négliger les difficultés phonologiques, comme le décalage entre écrit et oral, car il est difficile de « parler inclusif ». Comment dira-t-on « bonjour à tout·e·s » ? Bonjour à toutes et à tous, bien sûr. Et pourquoi pas « bonjour » ? Alors pourquoi ne pas l’écrire simplement ?
Pour l’heure, il n’est guère que les universitaires pour cultiver la distinction. Avec une étrange passion. Les récalcitrants se taisent ou plutôt continuent à faire comme avant avec un sourire. En petit comité, quelques-uns ironisent. Beaucoup d’universitaires préfèrent suivre le courant militant sans conviction propre ou pour se convaincre de rester progressistes. Comme dans toutes les affaires universitaires, la question des raisons n’est guère posée comme elle l’est pour tous les agents sociaux sur lesquels ils déploient leurs méthodes d’objectivation et, pensent-ils, font preuve de lucidité. En somme, comme le disait Pierre Bourdieu, « la sociologie des sociologues est le point aveugle de la sociologie ». Et des autres. Il faut donc se tourner vers les causes de la promotion de l’écriture inclusive, non officielles, sans les ignorer mais comme le font ces mêmes promoteurs quand ils prétendent faire œuvre de science.
La revendication de l’écriture inclusive est plus l’affaire des femmes que des hommes dans un milieu professionnel en voie de féminisation. Sans être légalement inscrite dans les critères de recrutement, l’exigence de parité n’en est pas moins un critère pratique explicitement invoqué. On n’en est pas encore à recruter en fonction du genre pour équilibrer les parts masculines et féminines mais la parité joue depuis trois ou quatre décennies un rôle de discrimination positive. D’une manière générale, on ne voit pas pourquoi, dans des métiers intellectuels, les femmes ne feraient pas aussi bien l’affaire que les hommes. Il existe pourtant des inerties sociales qui font des disciplines plutôt des affaires d’hommes, parce qu’il est des activités sociales inscrites dans la division sexuelle du travail. Ainsi comme la politique a été longtemps exclusivement une affaire d’hommes, la science politique a en quelque sorte copié le monde qu’elle étudie. En même temps qu’elle suit aujourd’hui la politique par une féminisation que l’on trouvera probablement trop lente.
Lire aussi Benoît Bréville, « Universités inclusives », « L’engrenage identitaire », Manière de voir n˚152, avril - mai 2017.
Il ne faut pas prendre les procédures de recrutement pour de joyeux séminaires de détente où les universitaires s’égaieraient innocemment. Les luttes pour placer ses protégés entre écoles, entre collègues, entre amis ne sont pas moins cruelles parce qu’elles sont symboliques. Les mœurs universitaires sont dures non pas parce qu’on manie la violence physique, mais une violence symbolique hypocrite et cruelle. Dans cette concurrence, l’écriture inclusive joue un rôle annexe de promotion des recrutements féminins puisque l’égalité dans l’écriture est censée orienter aussi vers l’égalité dans le recrutement. Les débats de mots sont donc des luttes de places. La tension est d’autant plus forte que la question de la parité est accentuée par la raréfaction des promotions. Autrement dit, s’il touche l’ensemble des universitaires, le blocage des carrières accentue la concurrence entre elles et eux et augmente la frustration sociale. La revendication inclusive s’en trouve redoublée. Comme pour d’autres luttes symboliques, les intérêts cachés n’en sont pas forcément illégitimes.
L’écriture inclusive pose des problèmes sur un autre terrain. Il ne suffit pas d’additionner des revendications de minorités (un féminin sans « e ») ou des dominés (majoritairement des dominées) pour avoir raison, comme la disparition des cadres idéologiques anciens semble souvent le faire croire. Autrement dit, les revendications ne sont pas forcément compatibles. Il en existe même de si incompatibles qu’il n’est pas politiquement correct de les envisager sous cet angle, par exemple le féminisme et le relativisme culturel. Contradictions secondaires disait-on pour éviter le sujet, il y a longtemps. Ainsi, les complexités de l’écriture inclusive ne sont pas seulement techniques si l’on considère les conséquences sociales éventuelles. Ne nuiraient-elles pas à l’égalité sociale ? Dans des universités où la sélection sociale est régulièrement évoquée comme un mal obsédant, où certaines universités ont pris des mesures de correction par des formations spéciales de rattrapage, l’écriture inclusive peut gêner un peu plus les étudiants trop nombreux dont les enseignants déplorent les lacunes. Au moins pourrait-on envisager de vérifier le doute. L’altruisme a toujours ses limites et, tout à sa propre cause, on ignore volontiers les conséquences inattendues et non désirées. Une vieille loi des conduites humaines. En même temps, il n’est pas sans ironie que le monde académique chemine vers une utilisation de plus en plus large de l’anglais dans la littérature scientifique mais aussi la communication institutionnelle. À brève échéance, on peut supposer que l’anglais sera la langue exclusive — ou inclusive ? — des échanges, où cette moderne lingua franca rendra obsolète la revendication d’une écriture inclusive pour une langue morte.