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En Afrique du Sud, la terre en questions

par Sabine Cessou, 8 septembre 2018
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cc Tim Snell, « Let’s pretend that we’re rich » (« Faisons comme si on était riches »), 2015.

«J’ai demandé au secrétaire d’État [Michael] Pompeo d’étudier de près la terre sud-africaine et les confiscations de fermes et les expropriations et la grande ampleur des meurtres de fermiers. » Le tweet, le 23 août dernier, du président Donald Trump sur la question des terres en Afrique du Sud, mal écrit, a été mal pris par Pretoria. « L’Afrique du Sud rejette totalement cette perception étroite qui ne cherche qu’à diviser notre nation et nous rappelle notre passé colonial », a tweeté le gouvernement sud-africain.

La réforme constitutionnelle envisagée pour permettre l’expropriation de terre sans compensation n’en est qu’à ses balbutiements. Des audiences publiques ont été organisées à travers le pays ces derniers mois. Un comité de révision constitutionnelle consulte maintenant les parlementaires, avant de rendre son rapport. Quoi qu’il en soit, le tweet de Trump dénote l’importance de la question sur le plan des perceptions à l’étranger. Mais aussi l’ignorance assez large qui prévaut sur le sujet, vu de façon binaire et manichéenne.

D’où la réponse hilarante d’un internaute sud-africain dans une lettre au président américain. « Ceci était votre premier tweet mentionnant l’Afrique et nous sommes honorés que vous nous ayez choisis, parmi tous les pays « covfefe » (sic) comme la Nambie (sic) et le Zimbopaloowop (sic) ». Pour mémoire, « covfefe » est un mot inventé par Donald Trump dans un tweet en 2017 — « Despite constant negative press covfefe… » — et qui désigne probablement la « couverture » médiatique.

Un débat focalisé sur le tiers des terres

Plus sérieusement, les chiffres du Land Audit Report du gouvernement sud-africain, paru fin 2017, sont éloquents : 36 000 exploitants agricoles blancs détiennent 72 % de ce qu’on appelle sous forme générique les « terres », alors qu’ils sont issus d’une minorité de 9 % de la population. De leur côté, les métis en détiennent 15 %, les Sud-Africains d’origine indienne 5 % et les Noirs 4 % — bien que ces derniers représentent 79 % de la population.

Le fait est déjà largement occulté, mais il faut encore préciser que ces données ne portent que sur la partie des terres rurales détenues par des particuliers. Soit 39 % du total. Les 61 % restants se trouvent aux mains d’entités diverses : fondations (31 % du total), sociétés privées (25 %) et associations communautaires (4 %). Le profil racial de ces structures reste absent de l’audit du gouvernement.

On trouve de tout dans les « fondations », aussi bien des églises que les trusts gérés par les chefs traditionnels — selon un droit coutumier reconnu par la Constitution — dont certains sont aussi importants que le Ingonyama Trust, géré par le roi zoulou Goodwill Zwelethini, qui s’estime menacé par l’expropriation sans compensation. Ce chef influent est l’une des figures les plus opposées à la réforme. Il a prévenu que le pays irait au « clash » si son trust était concerné. Un avertissement sérieux qui suggère le recours à la lutte armée.

L’essentiel des richesses dans le sous-sol

De son côté, le syndicat agricole AgriSA, dominé par les agriculteurs blancs, insiste dans un contre-audit publié fin 2017 sur le fait que les Noirs (chefs traditionnels inclus), détiennent la moitié des terres arables dans les deux provinces les plus fertiles du pays, le Kwazulu Natal et le Cap oriental. En outre, ce rapport donne un estimation plus élevée que celle du gouvernement de la part des terres rurales détenues par des particuliers blancs (73,3 % contre 85 % en 1990).

Au quart, les terres arables sont entre les mains de sociétés privées, notamment minières. Dans le secteur minier, les sociétés privées sont détenues à 26 % par des intérêts noirs, conformément à la Charte de Black Economic Empowerment passée entre le gouvernement et le secteur privé en 2002 sur la période 2002-12. Cette charte se trouve en cours de renégociation pour faire passer 30 % des actifs de l’industrie minière à des actionnaires noirs. Ce contexte est indissociable de la réforme agraire, puisque la plus grande part des richesses naturelles de l’Afrique du Sud se trouve aussi dans le sous-sol. L’agriculture pèse 3 % du PIB et 12 % des exportations (agrumes, vin, raisin et pommes), contre 7,5 % du PIB et 25 % des exportations pour le secteur minier. Du coup, la propriété foncière relève d’un enjeu central pour les groupes qui creusent du charbon, du nickel, du cobalt ou du cuivre, sans parler du platine, de l’or et des diamants.

La réforme agraire existe, mais ne fonctionne pas

Autre bémol à mettre à l’exploitation démagogique de la question des terres : la réforme agraire existe, mais elle ne fonctionne pas. Entre 1994 et 2017, quelque 4,9 millions d’hectares ont été redistribués par l’État sur un total de 37 millions d’hectares de terres arables.

Lire aussi Sabine Cessou, « L’ANC, aux origines d’un parti-État », Le Monde diplomatique, mars 2018.

Un peu plus de la moitié des bénéficiaires ont préféré recevoir de l’argent plutôt que des terres, à hauteur de 11,6 milliards sur les 20 dépensés par l’État. Ce qui permet au propre frère de M. Thabo Mbeki, le professeur Moeletsi Mbeki, d’affirmer que « la terre, personne n’en veut ». Et que la question relève surtout de la « propagande pour gagner des voix », le Congrès national africain (ANC au pouvoir) se sentant en danger depuis la dégringolade de ses scores lors des municipales en août 2016. Cette « propagande populiste, dit-il, utilise les Sud-Africains blancs pour dire aux pauvres Noirs de voter pour l’ANC ». Or, les deux tiers des Sud-Africains sont citadins (65 % selon la Banque mondiale). La majorité du dernier tiers vit dans les anciens bantoustans et a accès à la terre, laquelle n’est pas exploitée faute de politique agricole sérieuse, qui donnerait des subventions ou faciliterait l’accès au capital.

Un racisme structurel

Le reste des 4,9 millions d’hectares redistribués depuis 1994 se trouverait selon le contre-audit d’AgriSA dans les anciens bantoustans (les réserves de populations imposées par l’apartheid à la majorité noire pour empêcher son urbanisation). Ce rapport estime qu’entre 1994 et 2016, 6,7 millions d’hectares ont été achetés par des particuliers noirs, dont 1,7 million pour d’autres motifs que l’agriculture. Le montant de ces transactions s’élève à 90 milliards de rands (6 milliards d’euros au taux de change actuel). Un montant considéré par AgriSA comme élevé et « surprenant ». Lourd de sens, ce jugement trahit des préjugés persistants, selon lesquels un Noir serait irrémédiablement fauché. C’est ce racisme structurel, côté blanc, qui rend le dossier si inflammable sur le plan des perceptions en Afrique du Sud.

Sabine Cessou

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