C’est à ce bilan que s’attaque l’historien Marc Vigié, dans un article de la revue Inflexions (1), à laquelle nous empruntons entièrement la matière de cette note : cet ancien enseignant a dirigé le comité académique du Centenaire de la première guerre mondiale. D’emblée, il reconnaît qu’il est beaucoup trop tôt pour prétendre saisir dans sa totalité et sa diversité une geste commémorative d’une si vaste ampleur, déployée à tant d’échelles et sur une durée si peu ordinaire : « Cinq années durant, sans jamais faiblir ni lasser, des plus modestes villages à la capitale, des milliers de colloques, de conférences, d’expositions, de manifestations artistiques et culturelles, de projets éducatifs ont composé une longue liturgie mémorielle dont les amples cérémonies institutionnelles donnèrent la cadence ».
Lire aussi François Cochet, « En 14-18, de nouvelles armes pour tuer plus », Le Monde diplomatique, septembre 2014.
L’auteur rappelle qu’il sera d’ailleurs impossible de mener à bien l’inventaire de ces manifestations, de nombreuses initiatives locales n’ayant pas demandé à être labellisées par la Mission nationale du centenaire. D’autant qu’il faudrait y ajouter le véritable « embrasement médiatique » et le « flot puissant des publications » qui ont précédé et accompagné ces célébrations…
L’auteur y voit un succès à la fois historique, politique et civique : « La fièvre mémorielle qui habite ce vieux pays saturé d’histoire qu’est la France » , laquelle assure depuis une quarantaine d’années « l’essor continu d’un culte patrimonial, en même temps qu’elle accompagne les angoisses identitaires qui taraudent les Français », ne garantissait pas à coup sûr un tel engouement. Selon lui, ce faisceau de commémorations a triomphé sans peine de 2013 à 2018 de « l’individualisme de masse, du désenchantement du politique, comme de la crise des grands récits ».
Carnage industriel
Il est vrai que des fautes qui auraient pu être « irrémédiables » avaient été évitées d’emblée : la célébration d’une victoire (au lieu de la commémoration d’un conflit), l’exaltation du ou des vainqueurs (abaissant le ou les vaincus jusqu’au rang de barbares) au lieu de magnifier la paix, le culte de l’héroïsme militaire, au risque de négliger ainsi la « polyphonie des mémoires ».
Une réserve d’autant plus opportune que l’annonce de ce cycle commémoratif avait parfois été accueillie avec méfiance, sinon hostilité : allait-on célébrer un « carnage industriel » ; irait-on jusqu’à instrumentaliser une « mémoire militarisée » (imposée,ô sacrilège, à l’éducation nationale) ; allait-on assister au réinvestissement, par les autorités, d’une « culture de guerre », ou à la volonté présidentielle de puiser une nouvelle légitimité dans ces séquences de commémorations ? Le tout finissant piteusement par une énième polémique sur la place que devait occuper la mémoire du maréchal Pétain. Et démontrant au passage, par effet miroir, que la Grande Guerre, quoique achevée depuis cent ans, est « loin d’être un objet historique totalement refroidi, que l’on peut étudier avec le détachement d’un entomologiste ».
Mobilisation du frisson
Lire aussi Christophe Lucand, « Le “pinard” ou le sang des poilus », Le Monde diplomatique, août 2016.
Marc Vigié se félicite de ce que l’opinion publique manifeste ainsi sa vigilance, y compris en s’interrogeant sur la légitimité d’une politique de mémoire, toute évidente qu’elle paraisse dans ce cas du centenaire. « Toute commémoration produit du sens politique », rappelle-t-il : elle donne lieu à « une pédagogie très élaborée de la citoyenneté », axée sur le présent et l’avenir autant qu’elle regarde en arrière ; elle met en avant « des valeurs et des principes identitaires » ; elle « rassure la nation sur sa consistance et sa permanence ». Le geste commémoratif fait partager des rituels qui « investissent de sens et rendent intelligible un récit national » ; son esthétique, notamment celle des grandes cérémonies (Paris, Verdun, etc.), « mobilise le frisson de l’émotion pour mieux inscrire le texte politique et ses abstractions dans le sensible et l’affectif ».
Ces dernières années, les présidents successifs ont dû se plier à l’exercice de la pompe mémorielle : gloser sur l’héritage moral et politique de la Grande guerre, prôner le rassemblement et la cohésion nationale autour d’une histoire et d’un destin, articuler ce passé avec les défis du temps présent, associer l’ensemble des belligérants, vainqueurs comme vaincus — soit les représentants de soixante-dix pays, avec autant d’histoires et de mémoires — sans oublier l’évocation de l’incontournable amitié franco-allemande, de la construction européenne, de l’amitié entre les peuples…
Roman national
En parallèle avec ce centenaire institutionnel, et dans ce qui figurerait un centenaire « d’en bas », le petit monde intellectuel s’est livré à une « saisie socio-historique » de la société française dans la Grande Guerre, plus proche du « cœur des hommes ». Ces chercheurs, philosophes, sociologues, vulgarisateurs n’ont pas comme les officiels l’obligation de s’en tenir à un « œcuménisme mémoriel », et se devaient au contraire — par nature et éthique professionnelle — de « s’affranchir des prescriptions du roman national », relève toujours Marc Vigié.
Lire aussi Jacques Bouveresse, « 14-18, le carnaval tragique », Le Monde diplomatique, novembre 2014.
Parmi les nombreuses questions soulevées, et débattues, il y a la « capacité inouïe de cette société à endurer la mort », ou la signification réelle de « l’Union sacrée ». Ou comment et pourquoi les soldats du front et les civils de l’arrière ont si bien « tenu », que ce soit « par consentement patriotique » comme certains l ’expliquent, ou qu’on préfère une lecture plus sociale, insistant par exemple sur « le poids du conformisme inculqué par la société et les contraintes exercées par l’institution militaire ».
Il y a dans ce conflit, selon Vigié, une « identification à la fois communautaire et intimiste » à la figure « tutélaire et incontestable du “poilu” paré de sa gloire immarcescible ». Depuis une vingtaine d’années, des films, bandes dessinées, livres, études, documentaires, associations de conservation patrimoniales, collections d’uniformes et d’art des tranchées, recherches généalogiques ont entretenu un « activisme mémoriel » au long cours, auquel le centenaire a seulement donné un nouvel allant. Qu’on se souvienne des grandes collectes lancées par les Archives de France auprès des Français pour qu’ils leur confient des documents familiaux souvent remisées aux greniers transmis de génération en génération ; ou de la création du site Mémoire des hommes, qui avait mis en consultation libre près d’un million et demi de fiches des « morts pour la France »…
Der des Ders
Dans la même revue Inflexions, un article du psychiatre militaire Patrick Clervoy évoque « ce que racontent, dans le silence, les monuments aux morts ». Une trentaine de milliers d’entre eux avaient été érigés entre 1920 et 1925 — pratiquement un par commune — grâce en partie à des subventions allouées par l’État « en proportion de l’effort et des sacrifices que les communes feront en vue de glorifier les héros morts pour la patrie ».
L’auteur note que ces ouvrages — du plus pompeux et « alourdi de symboles » au plus modeste et dépouillé — témoignent souvent d’une sorte de « piété laïque » : sur certains d’entre eux, des anges veillent sur les poilus, présentés comme des « martyrs », selon la terminologie religieuse. Il a été frappé aussi par « l’infantilisation du poilu » : « À ses enfants morts pour la patrie… Aux enfants de la commune… », lit-on sur de nombreux monuments, alors que leur moyenne d’âge était de 25 ans.
Patrick Clervoy y voit plusieurs sous-entendus : les anciens écoliers, dans les villages, auraient suivi leurs instituteurs, souvent mobilisés comme sous-lieutenants ; les enfants sont innocents des crimes de cette guerre ; ils étaient trop jeunes pour comprendre la logique profonde des ordres qu’ils recevaient ; ou peut-être pouvait-on pardonner à des « enfants » les mouvements de colère - « une façon d’oublier les révoltes de 1917 », estime l’auteur.
Lire aussi Jordan Pouille, « Les Chinois oubliés de la Grande Guerre », Le Monde diplomatique, avril 2017.
L’ouvrage photographique « Petits soldats », réalisé dans le cadre de la Mission du Centenaire par Jean-François Dars et Anne Papillault, un couple de documentalistes du CNRS, a montré que certains de ces monuments témoignent aussi de la timide renaissance d’un pacifisme : souvent, bien plus que l’ennemi, c’est la guerre qui est dénoncée, et doit rester la « Der des Ders ». Échantillon de ces inscriptions : « Apprenons à supprimer la guerre… Paix entre les peuples… Faire la guerre à la guerre… ». Et aussi le monument de Dardilly, dans le Rhône : « Contre la guerre. À ses victimes. À la fraternité des peuples ». Mazaugues, dans le Var : « À bas toutes les guerres ». Ou Équerdreuville, dans la Manche : « Que maudite soit la guerre ! ». Patrick Clervoy fait remarquer que cependant « la gloire de la victoire a eu un goût amer : la promesse de paix n’a pas tenu plus de vingt ans ».