Septembre 2023. L’horreur. Une fois encore. Darnius Heluka, Musa Heluka, Man Senik, Yoman Senik, Kaраі Payage : les corps de cinq jeunes Papous de 15 à 18 ans sont découverts à l’embouchure du fleuve Brasa. Criblés de balles. Non loin du poste de sécurité de Dekai, département de Yakuhimo dans la province des Hautes terres (Papua Pegunungan) tenue par des soldats indonésiens (1). Trois mois plus tôt, c’était un jeune musicien, Wity Unue, auteur-compositeur de 17 ans, qui était torturé par les militaires avant d’être jeté dans une boîte en carton puis brûlé vif (département de Nduga, province de Papua). Les cinq autres Papous interrogés en même temps étaient finalement relâchés. Mais dans un tel état que leur corps avait perdu toute ressemblance humaine (2).
« Les détruire d’abord, on discutera plus tard des droits de l’homme », avait tonné M. Bambang Soesatyo, le président de l’Assemblée délibérative du peuple (MPR), le parlement indonésien. Cet appel au meurtre lancé par un haut responsable politique résonnait peu après la mort, ce 25 avril 2021, de Gusti Putu Danni, responsable du Badan Intelijen Negara (BIN), les services secrets indonésiens officiant dans la province de Papouasie (3). Pour la première fois, un officier de haut rang — un général de brigade —, était tué dans une embuscade tendue par les combattants de l’Armée de libération nationale de Papouasie, la TPNPB, aile militaire de l’Organisation pour l’indépendance de la Papouasie (OPM) créée en 1965 et aux objectifs inchangés : chasser l’Indonésie qui annexa en 1963, dans le sang, la moitié occidentale de l’île de Nouvelle-Guinée. Du côté indonésien, les déclarations du ministre des affaires étrangères d’alors, M. Subandrio (1957-1966), voulant « faire tomber les Papous des arbres », trouvent en écho, six décennies plus tard, les appels aux meurtres de M. Bambang Soesatyo, président du parlement indonésien. Seule différence, mais de taille, la situation des Papous, aujourd’hui minoritaires sur leurs terres natales (4).
Dès le lendemain du meurtre de Gusti Putu Danni, un hélicoptère mitraille quatre villages du département de Puncak (province de Papouasie Centrale), sur ordre du président de la République Joko Widodo. Le gouvernement décrète dans la foulée (le 29 avril 2021) que la TPNPB est une organisation terroriste relevant par conséquent de l’implacable loi antiterroriste de 2018, laquelle donne à l’armée (après approbation du président de la République) un pouvoir quasi discrétionnaire sur simple soupçon, hypothèse, idée vague… Un terreau exceptionnel pour fertiliser tous types d’atteintes aux droits humains, en toute impunité, ainsi que le rappelle Amnesty International (5).
On est bien loin des espoirs d’apaisement qu’avait suscités, au début de son premier quinquennat présidentiel (2014-2019), la libération de plusieurs prisonniers politiques, comme le très populaire Filep Karma, condamné en 2004 à 15 ans de prison pour avoir… brandi le drapeau papou. M. Widodo espérait alors gagner la confiance des autochtones sur laquelle reposait son projet phare : développer économiquement le territoire papou. Premier acte : la construction de la Trans-Papouasie, un axe routier traversant la Nouvelle-Guinée Occidentale sur quelque 4500 kilomètres, jalonné d’accès à de multiples ressources (huile de palme, sylviculture, mines…). Des sources de richesses et d’emplois prospérant le plus souvent sur la spoliation des peuples natifs. La TPNPB a alors réagi avec une violence inédite. Le 1er décembre 2018, une vingtaine de travailleurs indonésiens sont froidement exécutés sur un chantier (6).
Onde de choc
L’onde de choc est terrible. Le problème papou devient l’épicentre d’une surenchère populiste, enflammée par les mouvements religieux et politiques les plus conservateurs. M. Widodo réélu (2019-2024), quelques signes de fermeté sont aussitôt affichés. Des plus déconcertants, quand il prend pour ministre de la défense son virulent adversaire des deux dernières présidentielles, M. Prabowo Subianto, ancien général, ex-gendre du dictateur Mohammed Suharto, responsable d’épouvantables massacres au Timor Oriental (7) et qui y voit sans doute de quoi affûter sa candidature pour la présidentielle de 2024, un brin d’optimisme aux lèvres — la Constitution indonésienne interdisant au président Widodo de briguer un troisième mandat.
En tout cas, le message est bel et bien là. Outre la nomination de M. Prabowo Subianto, celle de l’amiral Yudo Margono, fin 2022, à la tête de l’armée nationale indonésienne (TNI), avec l’ordre de raffermir la politique sécuritaire en terre papoue, le confirme : les droits humains ne sont plus la préoccupation majeure du président. La spirale de violences ne peut que s’enclencher. Les organisations non gouvernementales (ONG) la redoutent. Certaines préviennent et témoignent comme Human Rights Monitor (HRM) à travers une rigoureuse enquête au titre explicite et référencé : « Les détruire d’abord, discuter des droits humains après » (« Destroy them first…discuss human rights later ») (8). Travail d’autant plus précieux qu’il s’attarde sur ce qui est peu abordé : l’impact sur les populations civiles, dans cette région interdite à tous ceux qui ont pour métier d’informer. Images satellites à l’appui, complétées par différents réseaux et médias locaux encore indépendants (Jubi, Suara Papua), malgré les menaces permanentes, le document détaille les nombreux raids des forces de sécurité indonésiennes luttant contre la TPNPB sur la terre des Papous Ngalum (département de Kiwirok, province de Pegunungan), bouleversée par les chantiers de la Trans-Papua.
De mi-septembre à fin octobre 2021, huit villages répartis sur plus de 5 km2 sont attaqués à coups de mortiers et de mitrailleuses lourdes embarquées sur des hélicoptères.
De mi-septembre à fin octobre 2021, huit villages répartis sur plus de 5 km2 sont attaqués à coups de mortiers (obus de 81 mm d’origine serbe) et de mitrailleuses lourdes embarquées sur des hélicoptères. 206 bâtiments sont détruits. Les églises sont les premières visées, les prêtres et les pasteurs jouant un rôle fondamental dans la documentation et la dénonciation des violations des droits humains. Suivent les écoles, les habitations aux toits souvent épargnés pour tromper les observations satellitaires, les jardins, les cultures, les cheptels. 2 252 Papous s’enfuient de leurs villages pour se réfugier dans la forêt tropicale. Sans vivres ni couvertures malgré des températures rigoureuses et dans l’indifférence totale des autorités.
Malgré les conditions de survie extrêmes, très peu osent revenir dans leur village. La grande majorité préfère se tenir à distance des drones ou des snipers en quête de cibles. Quant aux quelques centres médicaux ouverts sur les hauts plateaux, ils sont occupés par des militaires tout comme les rares bâtiments encore debout, transformés en postes de sécurité contrôlant tout ce qui passe à portée. Une circulation bien aléatoire. Chaque Papou peut être à tout moment interpellé, humilié, bastonné, battu à mort comme Amineral Kabak, ce 12 octobre dernier, après avoir été violée et mutilée (département de Yakuhimo).
Stratégie de la terreur
Cette stratégie de la terreur s’étend bien au-delà des zones habituelles de conflit que sont les hautes terres centrales, reliefs naturels et protecteurs de nombreux groupes ethniques (Ekari, Moni, Nduga…) s’opposant à la colonisation indonésienne. La dernière division administrative datant de novembre 2022 — elle découpe depuis le territoire papou en six provinces — multiplie à grands renforts d’infrastructures la présence des fonctionnaires, accroît la pression militaire et les conflits armés qui l’accompagnent, de manière exponentielle, lorsque les forces dites de « sécurité » se voient attribuer par le gouvernement indonésien de nouvelles licences d’exploitation des ressources locales (9). Désormais, 76 228 personnes survivent en dehors de leurs villages. 745 sont déjà décédées en 2021-2022. La faim, ainsi provoquée sur les hautes terres, et le changement climatique font craindre une fois encore le pire. Avec une question lancinante : pourquoi cette situation perdure en Nouvelle-Guinée Occidentale depuis soixante ans (1963-2023) ?
Pour la plupart des (rares) observateurs scrutant cette colonisation, un processus génocidaire est à l’œuvre, année après année, meurtre après meurtre, comptabilisant déjà — estimations basses — plus de 300 000 victimes. Pour Human Rights Monitor, les violations des droits humains commises dans le seul département du Kiwirok, que l’ONG a minutieusement documentées, sont des crimes contre l’humanité au sens du statut de la Cour pénale internationale (article 7) défini par le statut de Rome (10) et caractérisé par au moins trois actes constitutifs forts : « meurtres » ; « extermination » : « le fait d’imposer intentionnellement des conditions de vie, telles que la privation d’accès à la nourriture et aux médicaments, calculées pour entraîner la destruction d’une partie de la population » ; et la « déportation ou le transfert forcé de population » : « le fait, rappelle l’article 7(d), de déplacer de force des personnes, en les expulsant ou par d’autres moyens coercitifs, de la région où elles se trouvent légalement, sans motifs admis en droit international ».
En raison de leur extrême gravité, ces violations se sont vues attribuer le statut de « jus cogens », une qualification qui érige les crimes contre l’humanité en une norme impérative s’imposant à tous les États y compris à l’Indonésie qui n’a ratifié ni le statut de Rome, ni reconnu la juridiction de la Cour pénale internationale. Pourtant l’Indonésie semble se préoccuper des droits humains. Ne fustige-t-elle pas la politique israélienne à l’égard des Palestiniens ? N’a-t-elle pas posé sa candidature pour un sixième mandat (2024-2026) au sein du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies ? On n’osait imaginer qu’elle puisse être encore réélue. C’est pourtant chose faite et de façon spectaculaire. Elle a obtenu l’approbation de 186 membres sur les 192 que comptent les Nations Unies (11). Un record pour l’Indonésie. Un déni de plus pour la Papouasie. Mais on était prévenu : « Les détruire d’abord on discutera plus tard ».