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En Uruguay, le retour de la gauche

Fils de fermiers, enseignant et ancien protégé du très populaire « Pepe » Mujica, le nouveau président, Yamandú Orsi, entrera en fonctions le 1er mars 2025.

par Roberto López Belloso, 6 décembre 2024
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MM. Yamandú Orsi et Luiz Inácio Lula da Silva à Brasília le 29 novembre 2024
cc Ricardo Stuckert / présidence du Brésil

L’Uruguay, l’une des vingt-quatre « démocraties complètes » au monde selon l’index de The Economist Intelligence Unit (EIU), a élu, le 24 novembre 2024, un président de centre-gauche. M. Yamandú Orsi, professeur d’histoire de 57 ans soutenu par le Frente Amplio (Front élargi, gauche), a remporté la victoire avec 49,8 % des voix face au candidat représentant le gouvernement sortant, M. Álvaro Delgado. À la tête d’une coalition de partis de droite, ce dernier a réuni 45,9 % des voix.

Bien que ses adversaires aient prédit la transformation de l’Uruguay en « un nouveau Venezuela » en cas de victoire de M. Orsi, la formation des anciens présidents Tabaré Vázquez (2005-2010, puis 2015-2020) et M. José Mujica (2010-2015) a dominé les élections grâce au souvenir que son action a laissé au sein de la population durant ses quinze années passées au pouvoir.

Lire aussi Christophe Ventura, « Au pays des conquêtes syndicales », Le Monde diplomatique, octobre 2015.

Cette période est associée pour beaucoup à l’augmentation des salaires et des pensions, à la réduction drastique de la pauvreté, la quasi-élimination de l’extrême dénuement, à la maîtrise budgétaire et au renforcement des droits individuels et collectifs (dépénalisation de l’avortement ; légalisation du mariage homosexuel ainsi que de la culture et de la vente de la marijuana pour tous les usages).

Le Frente Amplio a également profité des déboires de ses rivaux, empêtrés dans divers scandales. Le Parti national (conservateur), au pouvoir depuis 2020 sous la présidence de M. Luis Lacalle Pou, paie le prix de plusieurs affaires : octroi d’un passeport à un trafiquant de drogue emprisonné à Dubaï, aujourd’hui en fuite ; naturalisation de citoyens russes par le biais d’un système frauduleux dirigé depuis la Torre Ejecutiva, le siège de la présidence de la République. Malgré cela, l’écart dans les urnes n’excède par quatre points, confirmant l’existence d’un électorat polarisé en deux camps relativement proches.

Né en 1971 de l’union de socialistes, de communistes, de chrétiens de gauche et de dissidents des partis traditionnels uruguayens (partis National et Colorado), le Frente Amplio n’est pas seulement une coalition de partis. C’est aussi un mouvement populaire dont les « bases », rassemblées dans les comités territoriaux, sont représentées au sein des instances de direction. Cela lui permet de s’appuyer sur une machine militante à forte capacité de mobilisation et autorise, en parallèle, l’exercice d’un relatif contrôle collectif sur l’action de ses dirigeants.

Lorsqu’il prendra ses fonctions présidentielles le 1er mars 2025, M. Yamandú Orsi aura pour principal défi de réduire, dans ce pays de trois millions et demi d’habitants, la pauvreté infantile, trois fois supérieure à la moyenne nationale. Il lui faudra également relancer une croissance économique fragile, contrer l’enracinement territorial du narcotrafic, animer un grand dialogue national sur la réforme de la sécurité sociale et revenir sur celle de l’éducation imposée par le gouvernement sortant et rejetée par les enseignants. Ingénieure de formation, la vice-présidente élue, Mme Carolina Cosse, a occupé le ministère de l’industrie pendant le mandat de M. José Mujica et a été maire de Montevideo (2020-2024).

Malgré la campagne de peur orchestrée par la droite, l’issue du scrutin ne promet aucun radicalisme marxiste. La nomination comme futur ministre de l’économie et des finances de M. Gabriel Odonne, un économiste modéré adepte d’une approche orthodoxe en matière de gestion des comptes publics, est en phase avec le recentrage préconisé par le « mujicaisme ». Et c’est précisément la faction de M. José Mujica (le Mouvement de participation populaire) qui compte le plus grand nombre de sénateurs et de députés au sein du bloc parlementaire du Frente Amplio. Le courant de gauche de la coalition sera incarné par la vice-présidente Cosse. Elle aura pour alliés le probable prochain ministre du travail, M. Juan Castillo, et l’un des sénateurs les plus charismatiques du Frente Amplio, M. Oscar Andrade, ancien dirigeant syndical des ouvriers du secteur de la construction, tous deux issus du Parti communiste. Madame Cosse sera également présidente du Sénat, où la coalition gouvernementale dispose d’une majorité absolue (16 sièges sur 30), contrairement à la Chambre des députés (48 sur 99), où elle devra négocier avec des petits partis pour obtenir les deux voix nécessaires à l’adoption de ses projets de loi.

Premier signal

En matière de politique étrangère, le premier signal du nouveau président élu est son prompt déplacement à Brasília. Une semaine à peine après le scrutin du 24 novembre, Yamandú Orsi y a rencontré M. Luiz Inácio Lula da Silva. Plus qu’une confirmation du postulat de José Mujica selon lequel l’intérêt de l’Uruguay est de « mettre son pied à l’étrier du Brésil », cette visite immédiate visait peut-être à trancher avec l’une des dernières images publiques laissée par M. Luis Lacalle Pou dans son costume présidentiel. « Ils m’ont pris pour un électricien », avait déclaré le sortant deux jours avant le second tour des élections, posant pour la presse tandis qu’il vissait une ampoule dans un logement social construit par le gouvernement. Il avait fait ce choix plutôt que d’accepter l’invitation de Lula à participer au sommet du G20 à Rio de Janeiro (18-19 novembre). Le Frente Amplio l’a accusé d’avoir manqué une occasion historique pour l’Uruguay, pays au poids modeste dans les forums internationaux, et d’avoir continué à faire campagne pour son parti alors que la Constitution l’interdisait.

La politique étrangère de M. Lacalle Pou a toujours eu pour objectif de se démarquer de celle de ses prédécesseurs de gauche et à présenter le président comme l’un des principaux acteurs de la droite latino-américaine, en particulier depuis que M. Iván Duque a quitté le pouvoir en Colombie en 2022. Il a ainsi cherché à s’imposer comme l’un des principaux adversaires du président vénézuélien de M. Nicolás Maduro.

M. Lacalle Pou s’est par ailleurs inspiré de son homologue français Emmanuel Macron : en associant son image à l’ « extrême centre », il a tenté de rendre plus acceptable l’alliance de son gouvernement avec l’extrême droite. Ses efforts ont rencontré un succès limité, si on compare sa notoriété à celle de « Pepe » Mujica, véritable « rock star » de la politique, ou à celle de Tabaré Vázquez qui avait su mener la confrontation de l’Uruguay face à la multinationale du tabac Philip Morris. La victoire judiciaire remportée en 2016 par Montevideo contre le cigarettier helvético-américain est considérée comme une référence en matière de lutte des États en faveur de la primauté des règlementations de santé publique sur les intérêts des grandes industries multinationales.

Contrairement aux quinze années de gouvernement du Frente Amplio, durant lesquelles le pays avait notamment reconnu l’État palestinien en 2011, M. Luis Lacalle Pou a renforcé ses liens avec Tel-Aviv, soutenant Israël et les États-Unis dans les votes à l’Organisation des Nations unies sur Gaza. En matière de politique étrangère, le point commun entre le gouvernement sortant et ses prédécesseurs est la relation complexe avec l’Argentine voisine. M. Lacalle Pou entretient des liens distants avec le libertarien Javier Milei. À l’occasion de visites à Buenos Aires, il a exprimé des désaccords, sans nommer explicitement le président argentin. Les dissensions portent notamment sur le rôle de l’État, que M. Milei veut réduire à sa plus simple expression alors que l’Uruguayen considère que les institutions ont un rôle à jouer pour corriger les inégalités les plus extrêmes.

Toutefois, les deux chefs d’État s’entendent sur la flexibilité à accorder aux pays membres du Marché commun du Sud (Mercosur : Argentine, Bolivie, Brésil, Paraguay et Uruguay) pour négocier leurs propres accords commerciaux internationaux en dehors du bloc commun, une position contraire à celle défendue par le Brésil.

M. Luis Lacalle Pou et M. Yamandú Orsi ont accueilli ensemble le Sommet du Mercosur à Montevidéo (6 et 7 décembre). L’image des deux présidents, en exercice et élu, côte à côte, issus de partis différents, s’inspire de celle qu’avait voulu immortaliser M. Vázquez après l’élection de M. Lacalle Pou. Le premier avait convié le second pour assister à l’investiture du président argentin M. Alberto Fernández en 2019. Une manière de promouvoir la stabilité démocratique de l’Uruguay.

Roberto López Belloso

Directeur de l’édition uruguayenne du Monde diplomatique.

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