Avec plus de trois mille militaires dans les ministères — dont neuf ministres officiers actifs ou retraités —, on ne peut pas dire que l’armée brésilienne reste neutre par rapport à la politique. Le président Jair Bolsonaro est lui-même un fruit des casernes. Les militaires et leurs familles lui ont apporté leurs voix aux élections municipales de 1988 qui lui ont permis de devenir conseiller municipal de Rio de Janeiro. Élu député fédéral sept fois consécutives, il a défendu les intérêts des militaires, y compris en demandant l’amnistie pour les mutineries de la police militaire qui revendiquait des augmentations de salaire en février 2020 (1). Il a été élu président du Brésil en 2018 avec le soutien de l’armée.
Lire aussi Anne-Dominique Correa & Renaud Lambert, « Portraits de missionnaires médiatiques », Le Monde diplomatique, juin 2020.
Ouvertement autoritaire, M. Bolsonaro défend la dictature (1964-1985) et méprise tous les jours les institutions démocratiques. Il a supprimé les subventions et financements publics pour les syndicats, les universités publiques, les centres de recherche et les associations. Il menace ouvertement le Parlement et le Tribunal suprême fédéral de mise au pas (2). Les mouvements sociaux sont désormais criminalisés et poursuivis, plusieurs de leurs dirigeants ont été assassinés ; les journaux et chaînes de télévision qui s’opposent au gouvernement ont les plus grandes difficultés d’accès aux subventions publiques ; la presse d’opposition est attaquée et ses journalistes sont menacés par des groupes d’extrême droite sur Internet.
Certains généraux qui entourent M. Bolsonaro étaient au commande de la Mission des Nations unies pour la stabilisation d’Haïti (Minustah), accusée d’avoir perpétré des massacres à la Cité Soleil, la plus grande favela de la capitale, Port-au-Prince. Forts de ce savoir-faire, ils quadrillent aujourd’hui les favelas de Rio de Janeiro en y imposant la terreur. Plusieurs généraux retraités qui occupent des postes importants dans le gouvernement ont participé à la dictature. Les crimes de cette période restent d’ailleurs largement impunis
M. Bolsonaro utilise massivement les infox (fake news) pour déconsidérer l’opposition et défendre la politique de son gouvernement. Soutenu par plusieurs chefs d’entreprise, ce système est organisé depuis le sommet de l’État. Installé au troisième étage du palais présidentiel, il est appelé le « Cabinet de la haine » (3) et constitue des dossiers contre les adversaires politiques et les opposants (4). Il s’agit d’un vaste système de production de fake news reposant sur des millions de robots. Déjà utilisé pendant la campagne présidentielle, il fonctionne désormais grâce à un financement public. Selon la députée Joice Hasselmann (Parti social-libéral), ce « cabinet de la haine » est coordonné par les propres fils de M. Bolsonaro, Carlos et Eduardo, et compte dans ses rangs le conseiller spécial de la présidence, Felipe Martins, ainsi que trois assistants de Carlos : Tércio Arnaud Tomaz, José Matheus Sales Gomes et Mateus Matos Diniz. Il diffuse des attaques racistes, sexistes, de fausses accusations de corruption, des calomnies en tout genre, grâce à des cyber-milices et une armée de trolls, cyborgs et bots. La députée Joice Hasselmann estime que M. Bolsonaro dispose de 1,4 million de robots.
Lire aussi Raúl Zibechi, « Que veulent les militaires brésiliens ? », Le Monde diplomatique, février 2019.
Une recherche réalisée par l’Université fédérale de Rio de Janeiro et par la Fondation de l’École de sociologie et politique de São Paulo concernant les hommages rendus à M. Bolsonaro, le 15 mars 2020, via le « mot-clic » #BolsonaroDay, a conclu que, sur les 66 000 mentions favorables au président, 55 % étaient produits par des robots. L’étude a identifié 1 700 comptes qui ont utilisé le « mot-clic » en question et qui ont été désactivés quelques heures après avoir émis le message. Ces faux comptes ont relayé 22 000 messages en faveur de M. Bolsonaro. Cambridge Analytica (CA), la société spécialisée dans la manipulation de l’opinion publique grâce aux données personnelles des utilisateurs de Facebook, aurait également participé à la campagne de M. Bolsonaro, selon Mme Brittany Kaiser, ex-employée de CA. Une commission parlementaire d’enquête (CPI), créée pour étudier l’impact de ces fake news, a révélé que le gouvernement fédéral avait secrètement payé la diffusion de 2 millions d’annonces publicitaires à des chaines de télévision entre le 6 juin au 13 juillet 2019, soit 38 jours.
Le soutien d’une partie importante du patronat, qui voulait mettre un terme au gouvernement du Parti des travailleurs (PT), a été fondamental dans la victoire de M. Bolsonaro en 2018. De nombreux chefs d’entreprise soutiennent son programme d’austérité et réclament la diminution des droits sociaux. La Fédération brésilienne des banques, la Confédération nationale de l’industrie, et la Fédération de l’industrie de l’État de São Paulo défendent toujours le président, même si des dissidences se manifestent.
Les églises évangéliques, les plus fondamentalistes et conservatrices, ont également apporté leur soutien à M. Bolsonaro lors de la présidentielle. Sur les 58,7 millions d’électeurs qui ont voté pour lui, 21,7 millions sont des évangéliques. La grande presse — télévision et journaux —, contrôlée par six des familles les plus riches du Brésil, a relayé les attaques contre le PT, l’accusant de corruption et d’incompétence. Cette dernière contribue aussi à créer un climat de haine contre les personnes pauvres et noires.
L’héritage culturel d’un pays esclavagiste fait que les élites et une grande partie des classes moyennes acceptent que les jeunes Noirs et pauvres soient persécutés en permanence par la police et assassinés — sans réaction des institutions démocratiques et de la « société civile ». Tous les ans, environ 45 000 de ces jeunes sont assassinés au Brésil. Victimes de la terreur imposée par l’État, les favelas vivent un état d’exception permanent. La démocratie n’est jamais arrivée jusqu’à elles, ni le respect des droits.
Des études récentes établissent que 65 % des classes moyennes et supérieures ont voté pour M. Bolsonaro, soit environ 22 millions d’électeurs. Une partie de ces voix sont des anti-PT, mais ce vote a aussi été influencé par leur sentiment de déclassement social sur fond de stagnation économique ; par la peur de l’ascension sociale des plus pauvres, par le rejet de la corruption et du communisme, et par la défense d’un conservatisme moral très ancré.
La tragédie que nous connaissons aujourd’hui avec la pandémie et l’incompétence du gouvernement fédéral face à crise sanitaire, commencent à détacher ces secteurs de la société de M. Bolsonaro (5). Les Églises perçoivent le décalage entre l’attitude du président et leur discours religieux. On dénombre 40 000 décès provoqués par le Covid-19. De plus en plus isolé, le gouvernement dépend toujours davantage du soutien des militaires.
Près de 40 % des Brésiliens ont besoin d'une allocation d'urgence à cause de la pandémie
Si le Brésil affrontait déjà une récession économique avant la pandémie, celle-ci pénalisait surtout les plus pauvres. Désormais, elle menace l’ensemble des travailleurs et les classes moyennes. La croissance annuelle du PIB n’est plus que de 1,1 %. Le chômage a augmenté, ainsi que les dettes des familles. Et l’investissement dans l’économie a diminué : 52,5 millions de Brésiliens vivent désormais sous le seuil de pauvreté (2,5 dollars par jour) ; la pauvreté extrême touche plus de 13,88 millions de personnes, qui ont des revenus de moins que 1,90 dollar/jour (6). On peut estimer qu’environ 80 millions des 210 millions de Brésiliens ont besoin d’une allocation d’urgence en raison de la pandémie.
Lire aussi Renaud Lambert, « Le Brésil est-il fasciste ? », Le Monde diplomatique, novembre 2018.
Les plus pauvres ne peuvent pas compter sur le soutien, la protection et l’aide du gouvernement. Les politiques publiques ont été démantelées. Une tragédie humanitaire s’annonce.
Dans les villes de São Paulo, Rio de Janeiro, Belo Horizonte, Manaus et le Distrito Federal, des responsables communautaires ont déjà identifié la faim et l’insécurité alimentaire comme les principaux problèmes au sein des favelas. Sans revenus, sans travail, l’argent manque pour tout, y compris pour les masques et le matériel d’hygiène personnel. La difficulté d’accès à l’aide d’urgence empêche des millions de personnes d’obtenir une protection sociale minimale. Ceux qui tombent malades ne trouvent pas de secours de la part des organismes de santé publique, qui ne sont pas en mesure de répondre à la demande, puisqu’ils ont été démantelés ces dernières années. Les représentants de quartiers craignent la contagion. Par manque de soutien du gouvernement et par les politiques de désinformation, l’adhésion aux mesures de lutte contre la pandémie est très basse.
On assiste à un extraordinaire élan de solidarité à l’initiative des associations locales. Sans cela, la tragédie serait sans doute bien pire. On mesure l’importance des organisations de la « société civile » qui font pression sur les pouvoirs publics, qui organisent le travail bénévole et offrent leur soutien et accueil à ceux qui en ont le plus besoin. Des groupes de voisins, des syndicats, des radios communautaires, des églises, des corporations d’étudiants, des écoles de samba, des supporteurs d’équipe de football, des collectifs culturels informels, des associations professionnelles, des organisations non gouvernementales (ONG), des universités, créent des collectifs et organisent des actions communes. Elles sont unies par une éthique humaniste. Les mouvements sociaux et associatifs rappellent que la démocratie doit inclure les plus pauvres et redistribuer la richesse produite.
Lire aussi Éric Delhaye, « Des paillettes si politiques », Le Monde diplomatique, mai 2020.
Ce grand mouvement peut-il aller au delà de l’aide humanitaire ? Dans certains cas on peut dire que oui — quand il fait pression sur les pouvoirs publics pour qu’ils satisfassent les besoins ou lorsqu’il organise des manifestations « panelaço » (des casseroles que l’on tape aux fenêtres). Mais cela reste limité et ne modifie pas les politiques publiques. On se rappelle que les grandes manifestations, comme celles de juin 2013 n’ont pas changé le comportement des institutions politiques, contrôlées depuis toujours par le pouvoir économique.
Les partis et le Parlement comptent parmi les institutions les plus méprisées par l’opinion publique. Mais les Brésiliens préfèrent toujours la démocratie à tout autre système. Selon une enquête de Datafolha datée de janvier dernier, la défense de la démocratie est soutenue par la majorité (62 %). Mais ce soutien a perdu sept points entre 2018 et 2019. Et le nombre de personnes indifférentes à la question est passé de 13 % à 22 %. On compte toujours 12 % de nostalgiques de la dictature.
Le défi qui se pose aux citoyens est de parvenir à politiser les réseaux de solidarité et de construire des ponts entre ces organisations de terrain et les acteurs politiques. Le Frente Brasil Popular (Front Brésil populaire) et le Frente Povo Sem Medo (Front Peuple sans peur) réunissent différents mouvements sociaux, tout un vaste réseau d’entités, et se mobilisent pour la défense des intérêts communs, des demandes sociales, pour la défense de la démocratie. Mais ils doivent affronter le pouvoir institué et les groupes de droite dans la société. Dans notre démocratie, les élections et les partis politiques demeurent essentiels. Des partis d’opposition demandent la destitution de M. Bolsonaro.
Une des leçons de cette crise, qui pèse particulièrement sur le monde du travail, est précisément que les travailleurs doivent s’organiser et se constituer en sujets politiques capables de faire pression pour obtenir des changements.
Ces derniers jours, des organisations de supporteurs de football historiquement rivales ont manifesté pour la défense de la démocratie. Elles ont empêché les manifestations des groupes d’extrême droite qui demandaient la fermeture du Parlement et du Tribunal suprême fédéral. D’autres vont avoir lieu dans les prochaines semaines. C’est peut-être la seule bonne nouvelle que je puisse apporter du Brésil : un front antifasciste s’est constitué.