Reprise étoffée d’une note de lecture consacrée à Orwell à Paris, dans la dèche avec le capitaine russe, de Duncan Roberts, traduit de l’anglais par Nicolas Ragonneau, préface de Thomas Snégaroff, Exils éditeur, 2024.
Dans le monde dystopique du roman 1984 où nul fait et geste n’échappe aux caméras, la tâche de Duncan Roberts se serait avérée d’une bien moindre ampleur. Il lui aurait suffi de consulter les bandes de la période concernée — les années 1928 et 1929 —, du lieu où se déroule l’action — Paris —, puis d’y suivre le parcours du jeune protagoniste alors âgé de 24 ans, un certain Eric Arthur Blair, né en Inde le 25 juin 1903, parachuté de son plein gré dans l’existence précaire d’un plongeur de restaurant. Dans notre monde, il lui a fallu mener l’enquête.
Le musicien et écrivain Duncan Roberts, né en 1970 d’une mère française et d’un père anglais, travaille dans les cuisines d’un restaurant en Australie, quand le livre de George Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres (Down and Out in Paris and London, Gollancz, 1933), se rappelle soudain à lui, et sème dans son esprit un projet : marcher dans les pas d’Eric Blair à Paris avant qu’il ne devienne George Orwell, afin de renvoyer la fiction dans le réel, réel utilisé comme matériau premier. Car, comme le souligne l’auteur, « en brouillant certaines des réalités de sa vie parisienne, Eric apprenait à tordre la vérité pour la rendre acceptable en tant que forme littéraire, assurément l’essence du métier d’écrivain… ». Ainsi, pour cette raison et à la demande de son éditeur craignant d’éventuelles poursuites, modifia-t-il le nom des rues, des lieux, et ceux des personnages.
À la manière d’un Albert Londres devenant « personnage » de son propre récit, Duncan Roberts se met en scène, frappant à toutes les portes, faisant feu de tout bois : registre d’hôpital, archives d’Orwell de l’University College de Londres, Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA), site généalogique, archives militaires, Société historique du XVe arrondissement, menant à Dimitri Vicheney (1), puis à l’historien Andreï Korliakov, afin de creuser la piste fructueuse de la Petite Russie, etc. À l’instar de l’illustre journaliste, le travail de Roberts, débordant le simple cadre de l’enquête, est également animé par une démarche historique (mémorables chapitres sur le destin du corps expéditionnaire russe), sociologique (sociologie des immeubles, des rues, des quartiers, ou du monde ouvrier), politique (l’influence probable du compagnon de sa tante Nellie, rédacteur d’un journal socialiste) et littéraire (les habitués de la Closerie des Lilas, la librairie Shakespeare & Company, l’évocation récurrente d’Hemingway…), le tout se déployant sous l’ombre menaçante du krach boursier de 1929.
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Son objectif : combler les blancs, éclairer les zones d’ombre, retrouver les véritables noms des protagonistes, en premier lieu celui de ce capitaine russe, un dénommé Boris dans le livre d’Orwell, figure essentielle, tutélaire et omniprésente durant ces mois de vache maigre à Paris. Duncan Roberts veut redonner vie, réveiller les fantômes. Pour ce faire, maints recours au présent, pour une immersion instantanée dans un réel d’il y a presque cent ans : « Son dernier jour à Paris se passe dans une sorte de lueur optimiste, alimentée en partie par le soulagement de la fin de la corvée de cuisine et par la pensée qu’il va bientôt rentrer chez lui et vivre des jours meilleurs. Il fait le ménage, va chez le coiffeur et rachète ses vêtements décents au Mont-de-piété. » Une série de photographies, égrenées au fil du récit, de la Gare du Nord à la fin des années 1920, en passant par les forces russes sur le pont d’un navire au printemps 1916, jusqu’aux premières épreuves du livre d’Orwell alors provisoirement intitulé « Confessions of a down and out in London and Paris » (ainsi apprend-on que sa période londonienne précédait les mois vécus à Paris) complète la reconstitution. Et Duncan Roberts cherche et trouve ! S’ils n’avaient pas disparu, les crieurs de journaux lanceraient aux passants : « découvrez les révélations de Duncan Roberts concernant le capitaine russe jusqu’alors ignorées des biographes d’Orwell ! »
Le livre sera publié en 1933. Eric Blair proposera quatre pseudonymes à son éditeur qui retiendra celui-ci : George Orwell (le nom de la rivière préférée de l’auteur). S’il n’existe pas d’images filmées de l’écrivain, ce récit comble cette lacune, donnant à voir la silhouette d’Orwell avant Orwell déambulant à tout jamais dans les rues de la capitale.