Deux films italiens de 2019 mettent en avant de façon très différente et assez habile les usages du smartphone par de jeunes gens, bien loin de la ringardise du cinéma français sur un sujet analogue (1). Selfie, avoir 16 ans à Naples d’Agostino Ferrente (2) est un documentaire dans lequel deux ados napolitains issus d’un quartier populaire racontent à travers l’écran d’un smartphone leur quotidien. Likemeback de Leonardo Guerra Seràgnoli (3) est un film de fiction suivant les pérégrinations de trois copines de « bonne famille » accros au smartphone et qui fêtent leur réussite au bac en faisant une croisière en voilier le long des côtes croates.
Le grand intérêt de Selfie, avoir 16 ans à Naples est l’effacement du cinéaste qui se contente de fixer le « concept » de départ, puis laisse les deux garçons construire leur propre film avec le smartphone à leur disposition. « Concept » n’a rien ici d’une catégorie marketing creuse, au contraire il consiste à faire surgir du regard et du récit proposés par les personnages-filmeurs une manière tout à fait singulière d’appréhender le réel, leur réel. Des choix de scènes et de montage jaillissent des affects des filmés qui s’opposent à l’utilisation courante de l’option vidéo des smartphones auquel le titre du film fait pourtant référence. En effet, ils relèvent moins de la pose égocentrique calculée que d’une fragile tentative d’unification d’une population désœuvrée regroupant aussi bien les vivants que les morts partis trop tôt (une bavure policière commise sur un jeune du quartier hante, entre autres, les deux garçons et leur entourage).
Plus encore qu’un simple pied-de-nez aux prescriptions d’utilisation stratégiques du dispositif du smartphone et de ses applications, Ferrente parvient à le « profaner », c’est-à-dire à « libérer ce qui a été saisi et séparé par le dispositif pour le rendre à l’usage commun », pour citer Giorgio Agamben, par l’intermédiaire d’un « contre-dispositif » qu’il emprunte au cinéma. S’ajoutent à ce que filment Alessandro et Pietro des méta-composantes qui témoignent de la pensée en action chez les deux ados-cinéastes : des discussions entre eux sur le degré de réalité et de fiction à injecter dans le film et les choix de mise en scène à opérer en regard de l’image (positive ou négative) qu’ils vont donner de leur quartier. De même que les plans réguliers provenant de caméras de surveillance, figés et impavides, mettent en valeur le regard humain que portent les personnages sur leur vie et leur entourage, au contraire de la vision automatique du dispositif policier de contrôle des rues.
Si ce film représente, en quelque sorte, un envers « braconnier » ( une notion empruntée à Michel de Certeau) à l’utilisation des smartphones, Likemeback en dépeint tout au contraire l’endroit le plus cru. Les trois ados traversent leurs vacances de rêve en poses quasi-permanentes, rivées sur leur téléphone portable, essentiellement préoccupées par l’image qu’elles vont diffuser d’elles-mêmes sur leur réseau social. À première vue, le réalisateur fonce donc tout droit dans le piège du dispositif, sans aucun recul. Toutefois, aidé par de jeunes actrices inconnues mais remarquables, il pousse le réalisme des situations tellement loin qu’il parvient à donner un excellent aperçu de la dépossession de la mise à nu que peut engendrer le smartphone équipé des réseaux sociaux. Ceci est vrai au sens propre comme au sens figuré, puisque l’une des filles, bloquée sur le voilier et en mal de nouveautés à diffuser, en vient à se filmer et se montrer à moitié nue dans sa cabine à ses followers.
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L’impression est d’autant plus nette que ce réalisme jusqu’au-boutiste, qui se concentre sur les comportements des personnages et fait l’économie de tout regard sur les écrans de leurs smartphones, est totalement dépourvu de considérations morales de la part du cinéaste : après tout, celle qui se montre nue sur son réseau social fait aussi du nudisme dans la nature, et quand, à la fin du film, après avoir été agressée sexuellement lors d’une soirée par un individu rencontré sur une application de rencontres, elle finit par diffuser une vidéo de sa copine en plein acte sexuel, tout se termine par un petit chagrin, une brouille passagère et un message en ligne de la filmée qui reprend l’ascendant, en affirmant qu’elle n’en continuera pas moins de faire ce qu’elle veut de sa vie. C’est dans la frontalité parfois éprouvante avec laquelle sont filmées ces trois ados middle-class quoi qu’il leur arrive qu’apparaît, en creux, la manière dont elles recouvrent et façonnent uniformément leur désœuvrement individuel et collectif par une connexion quasi-permanente qui paradoxalement les sépare du monde et les aliène.