Wuhan, capitale du Hubei (Chine) où est né le Covid. Wuhan, la première ville au monde à avoir été totalement confinée avec ses neuf millions d’habitants cadenassés chez eux pendant 76 jours. L’une de ses habitantes a tenu un journal quotidien, presque jusqu’au bout. Pas n’importe quelle Wuhanaise mais une romancière, Fang Fang (1), l’écrivaine des laissés-pour-compte de l’histoire, comme dans ces Funérailles molles, un formidable roman sur fond de Grand bond en avant (1958-1960) et de réforme agraire (L’Asiathèque, Paris, 2019). Le 25 janvier 2020, elle s’installe devant son clavier pour dire « la catastrophe qui vient de s’abattre sur Wuhan » et publie chaque jour son billet sur Weibo, l’équivalent chinois de Facebook. Cela lui vaut insultes, menaces et même parfois censure. Mais elle tient bon et reste très populaire car elle dit tout haut et avec talent, ce que beaucoup pensent tout bas.
De la panique à la colère
Lire aussi Carine Milcent, « Pourquoi il faut se méfier des chiffres chinois sur le coronavirus », Le Monde diplomatique, juin 2020.
Fang Fang confirme le chaos du début, les morts, la pénurie de masques, les files d’attente à l’hôpital, les mensonges officiels, l’autoritarisme de fonctionnaires imbus de leur pouvoir et imperméables à toute humanité, mais aussi le soulagement quand Pékin prend les choses en main : « la panique, l’impuissance et l’angoisse sont désormais derrière nous », écrit-elle alors. Elle souligne également la solidarité, notamment celle des jeunes « qui s’organisent en équipes via WeChat » pour aider, alors qu’hier « nous craignions que [cette] génération ne s’intéresse qu’au profit », la résistance à la maladie et aux consignes absurdes… jusqu’à la beauté d’une matinée ensoleillée.
Écrivaine publiée et reconnue en Chine, ex-présidente de la très officielle Union des écrivains mais non communiste, Fang Fang n’a rien de la dissidente que dépeignent, dans un étrange duo, les ultranationalistes chinois et les médias occidentaux contempteurs de M. Xi Jinping. Elle se bat pour faire éclater la vérité, pour en finir avec ces pratiques où celui qui dit vrai est sanctionné et celui qui flatte est promu, pour réclamer justice, pour que jamais la mémoire ne s’efface.
Coincés au milieu du pont
Ainsi elle raconte la vidéo, diffusée sur les réseaux sociaux, d’une famille qui voulait traverser en voiture un pont reliant Chongqing, la municipalité (voisine du Hubei) dont le mari était originaire et le Guizhou, la province d’origine de sa femme. « La voiture quittait Chongqing pour arriver de l’autre coté du pont aux limites du Guizhou. Seule la femme était autorisée à rentrer. La voiture fit demi-tour. Mais arrivés de l’autre côté, seul l’homme originaire de Chongqing pouvait passer, pas la femme. Toujours au volant l’homme s’exclama : ”Impossible de passer dans un sens, impossible de passer dans l’autre. Que devons nous faire ? Vivre sur le pont ?” Je ne sais pas s’il faut en rire ou en pleurer. » Des exemples comme cela, la romancière en raconte des dizaines, parfois aux conséquences plus dramatiques comme celui de cet enfant handicapé mort de faim car ses parents étaient mis à l’isolement en raison de la maladie.
Pourquoi…
Elle ne cède pas au spectaculaire, elle raconte au jour le jour, avec une plume au scalpel. Et un mot revient en boucle : « Pourquoi ». « Pourquoi les fonctionnaires à tous les échelons se montrent-ils parfois aussi dogmatiques, aussi inflexibles », s’interroge-t-elle. Pourquoi ceux qui ont vite compris l’ampleur de la catastrophe (après le médecin lanceur d’alerte qui est mort) se sont-ils tus ? « N’est-ce pas un problème que tout le monde ait su ce qui se passait mais que personne n’ait rien dit ? Alors comme cela il a suffi que [les directeurs d’hôpitaux] nous demandent de ne pas parler pour que nous taisions ? », explique un soignant dont elle relaie l’appel : « En tant que médecin, nous devons aussi assumer nos responsabilités ». Elle n’épargne pas les journalistes qui devraient réfléchir à leur devoir vis-à-vis de la société. « On ne peut pas faire l’impasse sur la recherche des responsables » et sur la nécessité de comprendre pour en tirer les leçons alors que celles de la précédente épidémie de SRAS, en 2003, ont été vite oubliées.
Les réflexions de Fang Fang visent son pays qu’elle aimerait tant voir se réformer mais elles ont également valeur universelle. « La véritable mesure du niveau de civilisation d’un pays n’a jamais été la hauteur de ses gratte-ciel, (…) la force de son armée, pas plus que ses technologies [mais] son attitude envers les plus vulnérables ». Comment ne pas penser à ces populations si maltraitées, aujourd’hui, ici, dans la France confinée ?
Loin d’un brûlot anticommuniste
Lire aussi Yan Lianke, « Babel jeune et innocente », Le Monde diplomatique, août 2020.
On pourrait également citer cet hymne au roman et à la lecture : « Selon moi, le roman a quelque chose en commun avec les laissés-pour-compte, les marginaux, les solitaires. Comme eux, il est dans une forme de dénuement, et ensemble ils s’entraident. Le roman sait prendre en compte tous ces recalés, et même les relever quand ils sont à terre. (…) Souvent aussi les histoires qu’il raconte font profondément écho au destin de ces gens, et appellent de leur part présence, réconfort et encouragement. Dans ce monde, les puissants et les vainqueurs se soucient souvent bien peu de la littérature. Ils ne s’en servent le plus souvent qu’à des fins décoratives, comme ils le feraient des guirlandes de fleurs. Tandis que pour les faibles, les romans peuvent être des lampes qui éclairent leur existence ; les roseaux auxquels ils se raccrochent alors qu’ils allaient être emportés par le courant, des bienfaiteurs les sauvant d’un péril mortel »
Loin du brulot anticommuniste espéré par certains, ce journal du confinement permet de comprendre de l’intérieur les ressorts de la société chinoise, ses rapports ambivalents avec le pouvoir central. « J’observe, je réfléchis, je cherche à comprendre et puis je prends la plume, écrit la romancière un soir de lassitude. Ce pourrait-il vraiment que cela soit quelque chose de mal ? »
Mandarins 2.0
Autre exploration de ce système, celle menée par Alessia Lo Porto-Lefébure avec Les Mandarins 2.0 (2). Dans un travail aussi original que passionnant, l’auteure a suivi la formation des hauts fonctionnaires et notamment ces milliers d’agents du secteur public qui suivent un master en administration publique, « un programme promu par la très américaine Harvard Kennedy school ». On voit ainsi, très concrètement, comment le pays a pu se moderniser, intégrer des systèmes vus d’ailleurs, les réinterpréter, en façonner d’autres.
Une bureaucratie chinoise formée à l’américaine, un pays qui a vu naitre le Covid-19 et semble l’avoir éradiqué (3), une écrivaine courageuse ... Ainsi va la Chine du XXIe siècle.