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Brèves Hebdo (14)

Fatalitas !

par Evelyne Pieiller, 10 septembre 2020
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Archive policière, entre 1890 et 1930 ; publié dans « Mauvais garçons » de Jérôme Pierrat et Éric Guillon, La Manufacture de Livres, juin 2013.

Il y a des moments comme ça, inattendus, où il nous est offert de quoi se vitaminer le moral immédiatement. D’un coup d’un seul, voilà 2 milliards pour la culture, alleluia comme aurait dit Leonard Cohen (1). Tout le monde sait que le « secteur » est, comme le rappelle Madame Roselyne Bachelot, sa pétillante ministre, « le deuxième le plus sinistré après celui des transports ». Le plan de relance sera salvateur, la confiance is back, « l’État n’abandonnera personne » (Le Monde, 4 septembre). Allons-y, concrètement, ça donne quoi ? Tout d’abord, un point qui aurait pu nous échapper : « la rénovation des bâtiments publics, la rénovation énergétique, la mobilité du quotidien (…), tout cela va participer à la relance de la culture. » A priori, le lien manque d’évidence, sauf à supposer que la pratique du vélo et les doubles vitrages stimulent la curiosité des spectateurs et la créativité des artistes. Le deuxième point oriente moins écologiquement notre lecture : « J’ai voulu (…) me placer dans une vision dynamique, pour préparer l’avenir. C’est pour ça qu’une part importante sera consacrée à la modernisation des filières. Je me refuse à opposer culture patrimoniale et culture numérique. »

Tiens, c’est nouveau, la « culture patrimoniale ». Et très légèrement égarant.

Lire aussi Aurélien Catin, « Pour plus de sécurité sociale dans la culture », Le Monde diplomatique, août 2020.

D’après le Larousse, le « patrimoine » est un « bien qu’on tient par héritage de ses ascendants » et également « ce qui est considéré comme l’héritage commun d’un groupe » ; « patrimonial » qualifie ce « qui fait partie du patrimoine, qui a une valeur économique ». Très bien, le dictionnaire, clair et net, mais hors sujet. Il ne s’agit pas ici d’un mot du vocabulaire commun, mais d’un « élément de langage », d’une expression forgée pour brouiller la compréhension et changer le sens des termes : déduire que la « culture patrimoniale », ce seraient les monuments historiques et le répertoire, relève d’un logiciel regrettablement périmé, qui continue à donner aux mots leur sens. Or, là, ce qui est visé, c’est la déconsidération (patrimonial=ancien vieux, démodé, = bien réservé à certains, regrettablement élitaire-excluant-antidémocratique). Pas beau vilain, le patrimonial. Dans un élan de franchise, elle précise l’objectif : « la culture patrimoniale doit se repenser pour conquérir des publics qui s’en éloignent de plus en plus ». Otez-moi d’un doute : c’est bien du théâtre qu’on évite de parler, du jazz, de l’opéra, liste non exhaustive ? Conclusion du refus de l’opposition (cf supra) entre patrimonial et numérique : « il faut accélérer la transition numérique, pour avoir de nouvelles offres culturelles. (…) Diffuser en direct des spectacles vivants, concerts ou pièces. »

Et bien en voilà, de l’avenir et du dynamique. Petite pause lexicale : on remarquera avec intérêt l’usage exténuant du vocable « transition », (« passage d’un état à un autre », définition du Larousse), à peu près aussi redoutable que celui de « réforme », et comme ce dernier, ruisselant de bienveillance. Fin de la pause, retour aux enjeux : il va donc falloir en finir avec le vivant « présentiel », et passer aux affaires sérieuses, c’est-à-dire au numérique. Juste pour rire, un petit rappel de l’augmentation de la capitalisation boursière de quelques grandes plateformes au premier semestre :

— Netflix : +55,1 milliards d’euros.

— Tencent (jeux vidéo) : +93 milliards d’euros.

— Amazon : +401,1 milliards de dollars. Ses ventes ont augmenté de 40 % en avril-mai-juin.

— Facebook : +85,7 milliards d’euros.

— Apple de son côté vaut aujourd’hui plus que toutes les entreprises du CAC 40 réunies (chiffre d’affaires : 274 milliards de dollars).

Lire aussi Claude Julien, « "Réformes", "modernité", "globalisation"… vers l’explosion des mots piégés », Le Monde diplomatique, janvier 1996.

Il est donc probable que les « nouvelles offres » qui choisiront de passer par les écrans et tablettes seront l’objet de subventions, car modernes et gentils agents de la démocratisation culturelle. À l’arrivée, ça fera faire des économies aux tutelles — pourquoi continuer avec le CNC, quand Netflix est là ? Et pourquoi continuer à payer autant pour du théâtre, quand il suffit de capter une représentation, surtout que les spectacles ne tournent plus assez, ce qui est ruineux, et peu démocratique ? Oui, pourquoi irait-on chercher, par exemple et au hasard, les raisons de ces tournées éthiques ? D’ailleurs, les artistes ont compris : pendant le confinement, ils se sont pour certains affichés sur la Toile avec humilité et joie, comédiens, musiciens…, afin de continuer selon eux à exercer leur métier, et distraire leurs concitoyens. Ce fut pathétique. Prestations dans le salon, et lectures pénétrées. De quoi se faire une piètre idée de l’art. Mais continuons ! Le public élira les siens, qu’il aura découverts tout seul comme un grand, qui aurait le mauvais esprit de penser le contraire…

Ce qu’on nous annonce ainsi, c’est, majeur, énorme, terrassant, stupide au cube, la négation de la spécificité du spectacle « vivant » : l’étonnante et insubstituable rencontre de la scène et de la salle, l’étonnante vie spécifique et « interactive » (ah !) de la salle, l’étonnant travail intime de chacun, imprévu, non modélisable, inventé en solo, qui remue l’imaginaire et la réflexion — même quand on s’ennuie d’ailleurs, même dans ce qui vous fait quitter la salle, vous, spectateur qui avez choisi de venir. Entre autres. Ce qu’on nous annonce ainsi gentiment, c’est aussi la fin programmée d’une politique publique de la culture. En douceur, par paliers, et qui préservera quelques fleurons « patrimoniaux ». Il ne semble pas que ces perspectives aient beaucoup remué les représentants des artistes et culturels. Il est vrai qu’ils ont d’autres soucis, en particulier celui de trouver comment travailler dans « le respect des conditions sanitaires » — moitié moins de choristes, par exemple, pas de rapprochements risqués sur scène, pas d’embrassades, etc., on arrête avant de sangloter.

Monsieur Jean Castex, premier ministre, l’a dit avec vigueur : il faudra « vivre avec le virus. » Et « vivre avec le virus, c’est aussi se cultiver avec le virus » (France Inter, 26 août).

Non.

On fera ce qu’on pourra pour contrecarrer le passage, à la faveur de l’idée de fatalité naturelle du virus, de l’idée de fatalité naturelle de la dilution de l’art dans des produits pour plateformes.

Evelyne Pieiller

(1Pour tout dire, la version la plus sèchement poignante est celle de John Cale.

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