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Perspectives (VI)

Fermer la finance

par Frédéric Lordon, 4 juillet 2020
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Donc (retour à l’épisode précédent) : pensons notre heure à partir de la proposition de Friot, et pour trois raisons. 1) Elle répond directement aux deux principes de soustraire les hommes à la précarité, et la planète à la destruction ; 2) Elle instaure au surplus la souveraineté des producteurs en abolissant la propriété lucrative ; 3) C’est une proposition macrosociale, donc à la hauteur des enjeux de la division du travail, mais pensée pour être diffractée à toutes les échelles et faire leur plein droit aux auto-organisations locales.

Lire aussi Serge Halimi, « Vous avez dit “systémique” ? », Le Monde diplomatique, juillet 2020.

Dans cette proposition d’ensemble, des choses peuvent être mises en place instantanément : toutes celles qui ont à voir avec le statut de la propriété (abolition de la propriété lucrative, instauration de la propriété d’usage), la suppression du marché du travail capitaliste et son remplacement par le système « salaire à vie / qualification », l’institution juridique de la souveraineté politique des collectifs de production. D’autres choses offrent des difficultés plus importantes, notamment tout ce qui relève de la transformation radicale du financement de l’investissement. Car, radical, le schéma de Friot n’oublie pas de l’être en cette matière qui propose de confier la totalité du financement à la cotisation, via une caisse dédiée (la caisse économique), c’est-à-dire d’en finir purement et simplement avec la dette.

Il y a de très sérieuses raisons à l’appui de cette radicalité. Pour autant, l’idée d’une « économie » dans laquelle il n’y aurait plus ni marchés financiers ni même simples banques de crédit, fait partie de ces choses que le poids de l’histoire du capitalisme et surtout le matraquage idéologique des « évidences » nous ont rendues impensables, et infigurables. Ici, la vertu du « déjà-là » est d’un grand secours, puisque le précédent de l’investissement hospitalier intégralement financé par la seule cotisation (jusqu’à ce que le néolibéralisme décide de détruire l’hôpital par la dette obligataire, précisément) atteste une possibilité. Mais cette attestation a été brouillée avec le temps dans la conscience commune, et le règne de la finance s’est imposé comme une nécessité quasi-naturelle — si l’on tient Alain Minc, il est vrai au milieu de beaucoup d’autres candidats sérieux, pour l’idiot canonique du néolibéralisme, il suffira de l’entendre répétitivement évoquer « la loi de la chute des corps » pour comprendre ce que « naturalisation des faits sociaux » veut dire.

C’est pourquoi il n’est pas inutile, pour armer les résolutions, de commencer par redire un peu précisément le poison qu’est la finance néolibérale, afin d’établir comme un impératif catégorique l’idée d’en euthanasier les institutions. Et d’ancrer l’idée suivante qu’il n’y a aucun progrès social possible hors leur complète destruction. Codicille au passage : le tiers du quart de ce qui suit vaut expulsion de l’euro, ça va sans dire. C’est tant mieux : aucune perspective progressiste, a fortiori anti-capitaliste, ne peut avoir l’idée aberrante d’y rester.

Les fléaux de la finance néolibérale

On ne mesure pas toujours en effet le caractère absolument névralgique de la finance dans la configuration institutionnelle d’ensemble du néolibéralisme, et ses propriétés d’intensification de tous les mécanismes de la coercition capitaliste. Elle est presque à elle seule — il y a la concurrence aussi — la source du double fléau néolibéral, celui qui détruit les salariés du privé sous la contrainte de la rentabilité, celui qui détruit les services publics sous la contrainte de l’austérité. Le premier est lié au pouvoir des actionnaires formé dans le marché des droits de propriété, le second au pouvoir des créanciers formé dans les marchés obligataires.

Contrairement à ce qu’on croit spontanément, le pouvoir des actionnaires n’est pas un pouvoir de bailleurs. À l’envers de ce qui est répété par tous les appareils de l’idéologie néolibérale, les actionnaires apportent finalement si peu d’argent aux entreprises que celles-ci ne dépendent que marginalement d’eux pour leur financement (1). Mais alors par où chemine la coercition actionnariale ? Par les voies souterraines des transactions sur le marché des actions où se joue le contrôle de la propriété. Donc par les voies de la soumission aux décrets de l’opinion financière.

Lire aussi Julien Vercueil, « Idée reçue : “Grâce aux BRICS, un monde multipolaire” », Le Monde diplomatique, septembre 2016.

Comme on le verra plus encore avec la disciplinarisation des politiques économiques par les marchés obligataires, les marchés de capitaux, en plus d’être les lieux de l’enrichissement spéculatif, sont de très puissantes instances de normalisation. Armés d’une idée de ce que doivent être les « bons » comportements économiques — une idée, faut-il le dire, formée au voisinage immédiat de leurs intérêts —, ils disposent des moyens de l’imposer aux agents, privés comme publics, c’est-à-dire de sanctionner les écarts. Dans le cas des marchés d’actions, la sanction en cas de dissentiment, passe par la vente des titres de l’entreprise considérée, d’où suit l’effondrement de son cours qui la rend vulnérable à une OPA hostile. À laquelle l’équipe dirigeante en place sait parfaitement qu’elle ne survivrait pas. Or elle veut survivre. Donc elle fera ce que l’opinion actionnariale lui demande — pour maintenir son cours le plus haut possible et décourager les assaillants. L’opinion actionnariale demande-t-elle une rentabilité des capitaux propres de 15 % ? On la lui donnera. Demande-t-elle, en conséquence, qu’on ferme les sites économiquement viables, profitables même, mais qui ne sortent que du 5 % ? On les lui fermera.

Les actionnaires apportent finalement si peu d’argent aux entreprises que celles-ci ne dépendent que marginalement d’eux pour leur financement

On a compris, dans cette affaire, que la coercition actionnariale qui, en première instance, pèse sur les équipes dirigeantes, est aussitôt passée aux salariés, qui porteront seuls le poids de tous les ajustements. Et ceci d’autant plus que les dirigeants ont été « convertis » au point de vue actionnarial à coup de stock-options — rien de tel pour lui faire voir le monde comme un actionnaire que de transformer le dirigeant en actionnaire. De là le gavage des oies.

Si le pouvoir des actionnaires s’exerce par les médiations subtiles du contrôle capitalistique, celui des créanciers, lui, procède par les voies usuellement brutales de l’apporteur de fonds : le prêteur. Et par un autre compartiment de la finance : le marché obligataire. Compartiment différent mais coercition semblable par la normalisation : une fois que les investisseurs se sont fait leur idée de ce que doit être une bonne politique économique, les gouvernements qui ne s’y plient pas connaîtront des taux d’intérêt en folie — et la certitude de l’échec. James Carville, directeur de la campagne de Bill Clinton en 1992 puis conseiller à la Maison Blanche, qui, donc, en connaissait un rayon en matière de « pouvoir », et à qui l’on demandait sous quelle forme il voudrait revenir par réincarnation, répondait aussitôt : « en marché obligataire ». C’est cette chose-là que le socialisme de Mitterrand-Delors-Bérégovoy a installé en France au milieu des années 1980, précipitant la société entière dans une nouvelle période de son histoire, dont la destruction continue du service public, jusqu’à l’hôpital d’aujourd’hui, a été l’inexorable effet. Tout ce que la société présente compte de malheur, malheur des salariés maltraités, malheur des fonctionnaires « néomanagés », malheur des services publics détruits remonte pour l’essentiel à ces deux formes du pouvoir de la finance. En première instance, donc, « la finance », c’est ça. Et « ça » doit être fermé.

La finance capitaliste comme logique de l’avance

Cependant « la finance » est une catégorie trompeuse, faussement simple, et qui donne trop vite le sentiment de « voir ce qu’on veut dire ». Dans son concept, la finance ne s’identifie pas au barnum de la finance néolibérale, la finance des marchés de capitaux déréglementés. Conceptuellement parlant, par finance, il faut entendre l’ensemble des institutions et des procédés qui permettent temporairement à certains agents économiques de dépenser plus qu’ils ne gagnent. Et c’est tout.

Lire aussi Renaud Lambert & Sylvain Leder, « Face aux marchés, le scénario d’un bras de fer », Le Monde diplomatique, octobre 2018.

En ce sens le plus fondamental, la finance est consubstantielle au capitalisme lui-même, indépendamment de ses formes historiques : car l’impulsion du cycle capitaliste de la production suppose l’avance. Impossible, en effet, de produire avant d’avoir réuni les moyens de produire : équipements, consommations intermédiaires, salaires à verser. Il faudra attendre d’avoir produit, et puis surtout vendu, pour toucher le premier sou. Mais alors comment produire, c’est-à-dire avoir payé les moyens de produire, sans ce « premier sou » ? C’est à cette question que répond toute la logique de l’avance — qui est la logique de la finance.

Dès ce moment-là, le ver est dans le fruit. Car, dans le capitalisme comme univers d’agents privés, il s’en trouvera sans doute certains capables, ou désireux, de dépenser moins qu’ils ne gagnent (on les appellera des épargnants, plus tard des « investisseurs ») pour accepter de financer les autres qui ont besoin de dépenser plus qu’ils ne gagnent. Bien sûr ce « plus » ne peut être que temporaire : à un moment il faudra rendre. C’est que les apporteurs de l’avance ne se contenteront pas du sourire de l’entrepreneur. Ils apportent leur argent, c’est entendu, mais précisément : c’est leur argent. Alors ils veulent leur retour — davantage même : leur retour augmenté. Ce sera l’intérêt ou le dividende, selon la forme de l’avance : dette (obligations) ou fonds propres (actions). La tenaille de l’avance, tenaille des « apporteurs », est formée, on n’en sortira plus. Servitude débitrice ou servitude actionnariale, les « avancés » seront bien avancés : ils connaitront la servitude.

La dette comme servitude et comme « cliquet à croissance »

La servitude des « avancés » est le symétrique du règne des « avanceurs » — du règne de la finance. En général. Car la dureté de ce règne varie en fonction de ses configurations historiques. Il devient tyrannie sans limite quand la configuration des institutions de la finance est centrée sur les marchés — dont on a vu par quels mécanismes ils œuvrent. Le despotisme est plus modéré (relativement parlant…) quand il est coulé dans des formes exclusivement bancaires, où l’avance prend la forme unique (ou dominante) du crédit. Moindre mal si l’on veut, mais mal quand même — les consommateurs endettés ou les petites entreprises sont bien placés pour le savoir. Pour avoir été dispensé de toute la folie des marchés de capitaux dérégulés, le fordisme n’en a donc pas moins connu « la finance ».

Pour les entreprises, la servitude de la dette devient un esclavage de la croissance. Car, de la dette, il n’y a de sortie que par le « haut » — à supposer que la métaphore verticale soit la bonne : on pense plutôt à la cage du hamster. En effet, passé le moment de son lancement, c’est-à-dire de l’avance en quelque sorte « originelle », une entreprise ne contracte de la dette (hors motifs de trésorerie et de survie) que pour investir. C’est-à-dire aller à la rencontre d’une extension anticipée de ses marchés. Donc croître. Mais cette croissance est un aller sans retour. Car dans ce mouvement d’extension, l’entreprise se charge de nouveaux coûts fixes, nouvelles capacités de production évidemment mais aussi service de la dette, dont l’amortissement nécessite que ses marchés ne rétrécissent pas — et même, si possible, s’étendent à nouveau. Quitte d’ailleurs à ce que, au nom de second tour d’extension, on contracte un second tour de dette. Etc. La dette est le cliquet caché de la croissance, l’aiguillon de la fuite en avant permanente. Or la dette est l’instrument capitaliste du financement des producteurs. Et cela même qui les enchaîne à l’obligation de croître. Les amis de la « décroissance » qui ne sont pas capables d’articuler « sortie du capitalisme » sont des rigolos.

Contre la finance : la subvention

Le système de la cotisation générale, lui, ne rompt pas seulement avec la finance néolibérale, dominée par les marchés de capitaux, bras armé des investisseurs et du pouvoir actionnarial. Il rompt avec la finance tout court, comme système de l’avance en attente de retour. Donc avec l’infernal cliquet à croissance. On pouvait déjà démontrer, mais depuis l’intérieur de la logique capitaliste et du point de vue des entreprises même, la possibilité de fermer la Bourse (stricto sensu la Bourse désigne les seuls marchés d’actions), donc d’en finir avec le pouvoir des actionnaires. Au point où nous en sommes, la satisfaction intellectuelle des arguments a fortiori n’est plus tout à fait indispensable. Il faut fermer la Bourse, point. Et pas qu’elle : les marchés financiers de toutes les autres sortes. Et puis le système de l’avance repayable dans sa totalité.

Le système de la cotisation générale, lui, ne rompt pas seulement avec la finance néolibérale. Il rompt avec la finance tout court

Autant l’expérience de pensée de « Fermer la Bourse » que l’expérience réelle du subventionnement par la cotisation de l’investissement hospitalier après-guerre disent cette possibilité. Dans le système de la cotisation générale qui, rappelons-le, prélève non pas une fraction des salaires mais la totalité de la valeur ajoutée, la ressource est redistribuée par un système de caisses : caisse des salaires, caisse des services publics, caisse économique enfin. Cette dernière, on l’a compris, devient l’institution en charge du subventionnement des projets. Du subventionnement et non du financement. Tant qu’on demeure dans un système où la division du travail reste en partie complétée par l’échange monétaire marchand, la nécessité de l’avance perdure : par définition, la validation sociale vient après la production privée. Il faut donc avoir eu préalablement les moyens de lancer le cycle de la production — une avance. Mais toute la différence entre l’avance-financement et l’avance-subventionnement vient de ce que l’une est remboursable, et à intérêt, l’autre non. Une subvention est de l’argent alloué non recouvrable.

En l’occurrence alloué par la caisse économique. Qu’on ferait d’ailleurs mieux de mettre au pluriel : les caisses économiques. Ou le système de caisses économiques. Car il est bien sûr hors de question qu’une Gos-caisse (pour ne pas dire une Grosse caisse) trône à Paris et décide de tout : sur le même modèle que le conventionnement, le réseau des caisses doit être déployé à toutes les échelles territoriales pertinentes –- quoique, non moins évidemment, sous un schéma global d’allocation sectorielle et géographique déterminé au niveau le plus haut de la communauté politique. En tout cas voilà : le financement sous logique de rentabilité capitaliste est aboli et remplacé par le subventionnement sous principe de délibération politique.

Abattre les institutions de la finance

Finalement, le problème, ou le reste à penser, n’est pas tant l’état final que la transition pour y parvenir depuis là où nous sommes. Problème moins simple que celui de l’institution immédiate des nouvelles formes de la propriété productive : car, par construction, la finance capitaliste nous laisse sur les bras ses stocks. À savoir les dettes des uns et les épargnes des autres. Or les stocks demandent du temps pour être résorbés.

Lire aussi Hélène Richard, « Les Soviétiques en quête de bons plans », Le Monde diplomatique, juillet 2020.

Encore faut-il faire quelques distinctions : les stocks de qui ? D’abord il y a les banques, et plus généralement les institutions de l’industrie financière : fonds variés, investisseurs institutionnels. Tous ces agents sont interconnectés sur les marchés par des liens de contreparties et de dettes-créances croisées d’une épouvantable complexité. Défaire ce nexus pour finir par annuler les dettes sans tout mettre par terre est une effroyable gageure. Ça n’a aucune importance. On se souvient comment le nœud gordien a été « résolu » : tranché par un coup de sabre. Ici, pareil. C’est que toutes ces institutions, à la fin des fins, il s’agit de les faire crever. Mais alors si tel est l’état terminal désiré, autant y procéder dès le début du début.

Il ne faut pas cacher le léger désordre que le coup du nœud gordien propagera partout où les structures financières néolibérales, et son ordre de la dette, sont maintenus, c’est-à-dire à l’extérieur — en première approximation on n’y prêtera pas grande attention parce que pour l’instant, on s’occupe de ce qu’on peut faire là où on peut le faire et, par hypothèse, c’est ici. Sans doute aussi, il y aura du trader et du banquier d’affaire sur le carreau — mais on peut songer aux armées de chômeurs, de précaires et de suicidés qu’ils auront contribué à former pendant les décennies de leur toxique industrie, et retenir ses larmes. D’ailleurs la société communiste, bonne fille, leur accordera, comme à tout le monde, les droits du salaire à vie — enfin à ceux qui n’auront pas fui à l’étranger, que nous ne regretterons pas, à qui même nous aurons tenu la porte.

Les épargnes et les dettes

Et puis il y a les agents non-financiers — qu’on trouve des deux côtés du rapport dette/créance. Inutile de dire que, du côté des débiteurs, les ménages viennent en premier sur la liste des annulations de dettes, sans que nous n’ayons à nous soucier des conséquences fâcheuses pour ces pauvres banquiers qui sont leurs créanciers, du moment que le projet avéré est bien de mettre à bas les institutions de la finance.

Mais dans l’état des stocks que nous léguera le capitalisme, il y a aussi tous les emprunts hors crédit bancaire : les dettes obligataires. Rappelons que, dans cette catégorie, outre l’État, on trouve essentiellement des entreprises. C’est-à-dire ces entités destinées à devenir des collectifs de production, hors propriété lucrative et sous la conduite des producteurs associés souverains. Il n’est pas exactement question de continuer de les soumettre à la dette héritée de leur passé capitaliste. Par conséquent on annulera leur dette — comme on a annulé la dette de crédit bancaire des ménages. Et de même, à plus forte raison, pour la dette publique — sur laquelle on déclarera le défaut complet.

Dans « les épargnants », il n’y a pas que des Niel ou des Arnault, il y a aussi toute la population des petits livrets (et pas mal de cas intermédiaires)

Inutile de dire, là encore, le chambard en cinémascope qui s’en suivra sur les marchés internationaux de capitaux. Mais de nouveau : ça n’est plus notre affaire. Que le monde (resté) capitaliste se débrouille avec ses problèmes. Cependant, ces annulations massives de dette ne sont pas non plus sans effet sur notre situation intérieure. Car, pour une part (la part résidente), de l’autre côté de la dette non-bancaire de l’État et des entreprises (comme de toutes les formes d’avance, y compris actionnariales), il y a des épargnants. Or l’euthanasie des rentiers (selon Keynes) est une chose (rappelons cependant qu’elle procédait principalement par les voies insensibles de l’inflation), mais un décret de ruine soudaine de tous les épargnants en est une autre. C’est que, dans « les épargnants », il n’y a pas que des Niel ou des Arnault, il y a aussi toute la population des petits livrets (et pas mal de cas intermédiaires). Une révolution qui part d’emblée en ruinant les petits épargnants se sera rendue si vite odieuse qu’elle n’ira pas très loin.

Lire aussi Sarah Cabarry & Cécile Marin, « 10 mai 1981, l’occasion ratée », Le Monde diplomatique, septembre 2016.

C’est qu’il y a des ressorts très profonds qui lient l’épargnant à son épargne, même quand il n’est pas fortuné. On épargne d’abord par précaution — un motif qui nécessitera un peu de temps pour tomber, mais qui tombera quand les gens se seront installés dans la sécurité du salaire à vie. On épargne ensuite pour transmettre. Si c’est pour transmettre de la « sécurité », retour à l’argument précédent. Si c’est pour transmettre au-delà, il faudra avoir une doctrine de l’héritage. On épargne enfin pour acquérir des biens durables que le seul revenu courant ne permet pas d’acheter (électroménager, voiture, logement). On voit mal que ce dernier motif puisse disparaître, même si ceci n’entraîne pas de lui faire droit en tout : par exemple, dans une société entièrement déprécarisée, le mobile propriétaire en matière de logement tombe pour une part — ce qui ne veut pas dire totalement : il y a aussi des investissements affectifs, familiaux, d’appropriation psychique, dans l’habitation, et ils méritent d’être considérés.

Si c’est pour transmettre au-delà, il faudra avoir une doctrine de l’héritage

Le règlement de la question de l’épargne commencera donc sans doute avec des plafonds. En dessous desquels les épargnes resteront à leurs épargnants. Et au-dessus desquels, quoi ? Confisquées ou annulées ? La cohérence plaiderait pour l’annulation : le seul motif de la confiscation (par la puissance publique) serait un motif de « réserve » comme capacité de financement, mais il est contradictoire avec l’idée de s’affranchir radicalement de la logique de l’avance avec retour. De la réserve pour quoi si tous les investissements sont, non plus financés, mais subventionnés par les caisses ? Et s’il était besoin d’un supplément d’allocation, au-delà des ressources de la caisse économique, une pure création monétaire scripturale ferait l’affaire, parfaitement équivalente puisqu’il s’agirait dans les deux cas d’injections de pouvoir d’achat hors du circuit de la cotisation et (dans un cas comme dans l’autre) hors toute contrainte de remboursement (2).

Les épargnes du passé (du moins celles d’entre elles qui n’auront pas été annulées) n’entreront plus dans aucun circuit de financement, elles seront simplement restituées et conservées, telles quelles, par quelque institution ad hoc de pur dépôt (custodian), pour ne répondre qu’au motif d’acquisition future de biens durables par les personnes privées. Et de même les épargnes qui continueront d’être formées à partir du revenu du salaire à vie. Aucune de ces épargnes ne sauraient en effet, en attendant le moment de leur dépense effective, être transférées (i. e. prêtées) à d’autres agents, sauf à recréer les catégories de la créance et de la dette, donc les figures du débiteur et du créancier : car celui à qui l’épargne aurait été transférée aurait bien à rembourser celui qui la lui aurait transférée, au moment où ce dernier voudrait en recouvrer l’usage, bref l’un serait (re)devenu débiteur, et l’autre créancier. Et c’est précisément ce dont il ne saurait plus être question.

En tout cas, là où il y avait des banques en face des ménages endettés (et l’on prenait le parti de les laisser choir), cette fois la situation se joue à front renversé : en face des entreprises endettées il y a (entre autres) des ménages épargnants. Qu’il s’agit de ne pas spolier : leurs comptes custodian seront donc recrédités pour le montant de leur créance à sa valeur d’acquisition, évidemment sous le plafond général, éventuellement corrigée de l’inflation survenue entre temps, et de toute façon en renoncement des intérêts futurs qui auraient couru jusqu’à la maturité dans les conditions capitalistes normales. À peu de choses près, on procéderait de même avec les actions, qui seraient annulées et restituées sous forme monétaire aux épargnants à leur valeur historique (corrigées dans les mêmes conditions que les créances obligataires).

Mais l’on voit aussitôt ce que ces annulations de dettes-actions sans spoliation des épargnants (hors la clause du plafonnement, mais qui ne concernera que les très riches) ont de potentiellement inflationniste : le paiement des intérêts et des dividendes, comme le remboursement du principal, étaient gagés par un supplément de valeur ajoutée future, sur lequel ils allaient être tirés. La restitution des épargnes finalement par des voies purement scripturaires consiste en réalité en une augmentation de masse monétaire, et pour des encours considérables : début 2020, celui du seul Livret A dépassait les 300 milliards d’euros, celui de l’assurance-vie est proche de 1 800 milliards d’euros. Il est impensable de laisser des masses de pouvoir de dépense aussi colossales débouler comme ça dans l’économie, à plus forte raison dans une économie dont les niveaux de production de biens finaux seront considérablement (et délibérément) abaissés.

En conséquence, si les anciennes épargnes financiarisées, quelles que soient leurs formes, sont restituées sous forme monétaire, on ne fera sans doute pas l’économie d’une formule de contingentement à l’accès dont la définition promet de n’avoir rien d’évident : formule de tirage limité sur une certaine période ? — mais c’est une toise brutale qui ignore les besoins particuliers contingents (devoir racheter de l’électroménager ou une voiture…). Vérification de la nécessité de ces achats ? Mais par qui, et comment éviter que ces vérifications ne sentent trop le « comité inquisiteur » ? Les corralitos (c’est ainsi qu’on a appelé en Argentine les mesures de restriction de l’accès des ménages à leurs fonds) ne sont pas très populaires — même si ces restrictions ne s’appliqueraient en rien aux comptes courants, et ne concerneraient que les comptes ad hoc (custodian) créés à part, précisément, pour accueillir la restitution des épargnes converties en argent… et pour rendre possible une forme ou une autre de régulation de leurs usages pendant une certaine phase de transition.

De la conséquence

Il se pourrait toutefois que ce problème de régulation trouve une partie de sa solution dans les propriétés plus générales du nouvel agencement social d’ensemble. Car on peut aussi imaginer que la restriction de la dépense des épargnes restituées viendra pour partie du côté de l’offre de biens : devenue délibérément limitée, voire non attrayante, en tout cas défaite des ressorts pulsionnels que le capitalisme a si bien su mettre dans la marchandise, bref propre à calmer la frénésie acheteuse. Finie l’arrivée continuelle sur « le marché » de voitures clinquantes farcies d’options ineptes, finis les téléphones portables à performances aussi mirifiques qu’inutiles, ou les frigos connectés.

Lire aussi Christophe Guibert & Bertrand Réau, « Des loisirs à la chaîne », Le Monde diplomatique, juillet 2020.

À ceux qui vont s’évanouir de voir revenir « l’austérité du socialisme », il faut rappeler les termes du deal — qui est un lot : d’un côté, en effet, le renoncement aux attractions de la marchandise capitaliste (dès lors que l’essentiel est garanti), l’abandon du dernier cri, l’effort de trouver avec quoi d’autre remplir les existences ; de l’autre en finir avec la hantise de l’existence matérielle précarisée par l’emploi capitaliste, avec la dépossession de toute capacité politique (dans la vie collective et dans la production), avec la servitude pour dette, avec la démolition des services publics, avec l’insolente obscénité des grandes fortunes, avec la soumission entière de l’existence à la tyrannie du chiffre, avec le saccage des lieux où nous vivons, avec les pandémies que la dévastation de la planète nous promet déjà.

On rappellera donc que toute cette série a été mise sous condition d’un « exercice de méthode et de conséquence ». Et puis (bientôt) on tordra le cou à « l’austérité » et à la « grisaille » auxquelles nous nous condamnerions en sortant du capitalisme : l’un des arguments-menaces préférés du capitalisme. Aussi mensonger que le reste.

À suivre

Frédéric Lordon

(1Quand les flux nets ne vont pas carrément dans l’autre sens — des entreprises vers les (mal-nommés) « investisseurs » — notamment du fait des rachats d’actions (buy-back).

(2Ici on va un peu vite en besogne : parler de création monétaire, même d’appoint, dans une économie refaite de cette manière, recalée à des niveaux de production très abaissés (délibérément), expose à de réels risques inflationnistes et pose tout de même de sérieux problèmes de régulation.

Série Perspectives

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