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Feuilletonner la guerre de position

par Sandra Lucbert, 10 novembre 2020
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Francis Barraud. — « His Master’s Voice » (La voix de son maître), entre 1898 et 1899.

LaDettePubliqueC’estMal est un feuilleton de combat ; une contribution littéraire à ce que Gramsci appellerait la guerre de position contre l’hégémonie néolibérale. Une affaire de persévérance obstinée, qui consiste à attaquer la répétition inlassable des évidences d’une société — la rengaine hégémonique d’une époque.

La glu des concaténations automatiques doit être attaquée comme telle. Et le type de déssillement qu’on peut lui opposer doit se jouer dans la matière problématique même : dans ce qui se répète sans plus être aperçu, dans les énoncés collés en bloc-sens, répercutés par la multitude des corps parlant-regardant-écoutant de tel ordre socio-politique.

C’est l’enjeu d’un art critique que d’entreprendre de telles opérations de révolution perceptives. De chercher la conversion du regard en travaillant précisément les formations signifiantes automatisées — car c’est la convergence culturelle qui invisibilise les rapports de domination. La langue commune (au sens large, signifiants comme régimes imaginaires véhiculés par le son et la vue) a un rôle clef dans le maintien d’une hégémonie. Elle réduit les mises en sens à une seule, celle du normal. Sans appareillage langagier et imaginaire, point de C’est comme ça.

Pour que s’opèrent des conversions du regard politique, il faut donc aussi perturber la courroie de distribution machinale du sens.

Non que le règne du capitalisme financiarisé soit intégralement une affaire de langage-imaginaire, évidemment, mais c’est bien la langue et son corrélat normatif qui ratifient l’existence et l’action de ses structures. S’il faut distinguer et défaire ces structures, il faut tout autant attaquer leur mécanique de validation. Sans le radotement collectif de catégories ad hoc, aucun ordre de domination ne saurait perdurer. Leçon de Gramsci : la langue donne le sentiment d’une direction commune, et efface la réalité d’une domination de certains. Pas question de dire que la langue est tout : la langue a un effet spécifique, qui vient s’ajouter au reste et le verrouiller. Par la grâce du ressassement (du radotage), la perception collective d’une situation socio-politique efface l’assujetissement de certains : qui, parlant la même langue que les dominants, emploient des énoncés qui vont jusqu’à inverser ce qu’ils sentent. Des énoncés qui leur font un programme de s’anéantir. C’était l’analyse de Fanon dans Peau noire, masques blancs (1), et Les Damnés de la terre (2) : je n’invente vraiment rien, je me contente de marcher dans les pas de ceux qui ont tiré les conclusions de ces constats. Le c’est comme ça n’existe pas sans la langue, et s’il exprime en fait le triomphe d’un groupe sur les autres, il parle tous les agents comme s’ils y gagnaient également. La propriété privée des moyens de production, la subordination salariale, la délocalisation, l’existence des marchés financiers : le c’est ainsi capitaliste n’est pas séparable de ses routinisations par la parole.

Pour s’y opposer, il faut aussi s’en déparler.

Il y a là un front pour la littérature.

Je propose donc ici une façon de s’y attaquer — par podcasts interposés, essayer de déplier un secteur de la scène discursive qui nous conditionne. Ce feuilleton prend place dans un travail d’écriture que j’ai commencé ailleurs (3), en essayant d’identifier les contours et les mécanismes de la langue du capitalisme financiarisé dans son ensemble. Car cette langue, qui exprime et renforce la rationalité économique débridée par la financiarisation, obéit à une telle cohérence, qu’à l’exemple de Klemperer (4), je lui ai donné un nom, je l’ai appelée : LCN. Lingua Capitalismi Neolibéralis : Langue du Capitalisme Néolibéral. La LCN, c’est l’ensemble des appareils langagiers qui naturalisent l’ajustement aux exigences actionnariales de propriété fluide.

Lire aussi « Faut-il payer la dette ? Voix de faits », « Faut-il payer la dette ? », Manière de voir n˚173, octobre-novembre 2020.

Le discours automatique de retour à l’équilibre des finances publiques en est un compartiment. Ce feuilleton s’en prend à ce secteur de la LCN : LaDettePubliqueC’estMal. Énoncé d’un seul tenant, comme tous les discours automatiques : ils sont gelés, forme-phrases aux composantes accolées par l’habitude.

J’ai entrepris de les dégeler, de défaire leur collage pour faire apercevoir leur logique et le monde qu’ils réalisent. Dans ces podcasts apparaissent donc les porteurs de ce discours, ses figures de style : ses tours de pensée. Tout ceci attrapé dans la métonymie saisissante d’un « Spécial C’est dans l’air » (France 5) — qui a le bon goût, par son nom même, de souligner sa participation à une causalité atmosphérique. Il s’agissait pour moi, précisément, de faire entendre le gramophone austéritaire ; le faire entendre, c’est-à-dire le dépouiller de ce naturel que la répétition a fini par produire. Orwell disait « Le remplacement d’une orthodoxie par une autre n’est pas nécessairement un progrès. Le véritable ennemi, c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone, et cela reste vrai que l’on soit d’accord ou non avec le disque qui passe à un certain moment (5). »

Or le disque LaDettePubliqueC’estMal passe toujours — inusable, il traverse la pénurie organisée des lits d’hôpitaux en plein Covid comme il a traversé l’équarissage de la Grèce. Il est là, intact et strident, il nous tympanise à l’identique, sans presque trouver à s’infléchir de ses démentis les plus éclatants. Ce disque-là est manifestement multirésistant.

Alors j’ai trouvé utile de l’attaquer à mon tour — littérairement. Le premier confinement m’a convaincue de l’utilité de partager ce démontage littéraire de la scène discursive de la « rigueur ». Pierre Moscovici dans sa énième incarnation austéritaire (à la Cour des comptes, cette fois (6)) et le nouveau confinement font l’occasion pressante de la reprise du feuilleton.

Sandra Lucbert

Auteure de littérature, actuellement en résidence au Cneai avec le soutien de la résidence Ile de France (voir ici).

(1Franz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, Paris, 2015.

(2Franz Fanon, Les Damnés de la Terre, La Découverte, Paris, 2014.

(3Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, Fiction et compagnie, Seuil, Paris, 2020. Lire Marina Da Silva, « Des morts qui “gâchent la fête” », Le Monde diplomatique, novembre 2020.

(4Victor Klemperer, LTI, La langue du IIIe Reich, Pocket, 2003.

(5Georges Orwell, Essais, articles, lettres - Volume 3 (1943-1945), traduction d’Anne Krief et Jaime Semprun, Ivrea, 1998.

(6Comme ces acteurs qui ont joué « tout Shakespeare », Pierre Moscovici aura tenu tous les rôles de l’orthodoxie des finances publiques – il y a des gens, comme ça, qui se consacrent à faire vivre de grandes choses. Inlassablement.

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