Des structures métalliques, des palettes et bobines de fil dessinent le cadre d’un espace de pause dans une usine de textile. Il vient rompre celui, confortable, du théâtre du Vieux Colombier, où les spectateurs se tiennent dans un dispositif de huis-clos bi-frontal. Une dizaine d’ouvrières attendent, nerveuses, le retour de Blanche, leur porte-parole. La plus jeune semble avoir à peine dix-neuf ans. La doyenne travaille chez Picard & Roche depuis trente ans. Une maison stable, une marque dont elles sont fières. Cela fait déjà quatre heures que Blanche négocie avec les nouveaux patrons de l’entreprise, « les cravates ». Les usines ferment les unes derrière les autres et aujourd’hui le textile est délocalisé en Inde et en Chine où le coût de la main d’œuvre est sans commune mesure et les profits également. Durant ce temps d’attente qu’égrène l’horloge fixée au mur qui va aussi fixer le fil conducteur du jeu, s’ébauchent les histoires des unes et des autres. S’immiscent aussi l’inquiétude et le doute sur le rôle que pourrait jouer Blanche. Et si elle cherchait d’abord à sauver sa peau ? Blanche déboule enfin et annonce l’enjeu de la négociation sur lequel il faudra voter : renoncer à sept minutes de pause, garder l’emploi et le salaire de toutes les deux cent cinquante ouvrières. C’est une explosion de joie. Toutes sont prêtes à accepter, heureuses de s’en tirer à si bon compte. Toutes sauf Blanche.
7 minuti, de l’italien Stefano Massini, l’un des auteurs contemporains les plus traduits et montés (en 2015, sa Saga des Lehman Brothers eut un succès retentissant) est un petit bijou. Elle avait été créée à l’opéra de Nancy en février 2019 par Michel Didym avec des cantatrices exceptionnelles. La version de Maëlle Poésy, qui vient d’être nommée directrice du Théâtre Dijon-Bourgogne-CDN, en cisèle la force de frappe et de jeu. La pièce s’inscrit dans le répertoire — très maigre — qui traite des luttes sociales et plus particulièrement des luttes de femmes — Massini s’est inspiré ici de celle des ouvrières de Lejaby. Il s’est par ailleurs nourri de la structure de Douze hommes en colère, le film de Sidney Lumet. Ici aussi, une seule voix dissidente va fracturer le consensus. Exiger de penser autrement. Lorsque Blanche multiplie sept minutes de pause par jour pour deux cent cinquante ouvrières par mois... et qu’elle jette à la figure de ses compagnes les centaines d’heures gratuites qui vont être empochées par les nouveaux patrons, la perspective change.
7 minuti pose clairement le rapport de l’individu au collectif dans une situation concrète, qui va produire la transformation de la pensée des unes et des autres. Chacune a sa façon d’être confrontée à la précarité. Mathab a quitté la Turquie et bénéficier d’une pause déjeuner alors qu’elle était prête « à travailler d’une main et manger de l’autre » lui semble un horizon de liberté… Lorraine, déjà licenciée à plusieurs reprises, rêve de pouvoir emménager avec son amoureux… toutes ont de bonnes raisons pour plier et se soumettre. Mais le processus de rendement et d’exploitation une fois déplié, la nécessité de la solidarité contre la division mise à jour, elles sont plusieurs à être sérieusement ébranlées. « L’enjeu central n’est pas ici la lutte elle-même, mais le trajet pour aller ou non vers elle », souligne Maëlle Poësy. Un trajet dans un temps long et partagé, qui est celui de la condition de sa réalisation. Avivant le désir d’en finir avec toutes les formes de soumission intériorisées.
Dans Feu !, sous-titré Ceci n’est pas une pipe ni une introduction à la lecture de Karl Marx, Nadège Prugnard pousse elle la réflexion sur l’insoumission et la révolte jusqu’à la guérilla et la lutte armée. Le dernier opus de l’autrice, actrice et performeuse est une commande du Théâtre des Ilets, Centre Dramatique National de Montluçon, et des Plateaux sauvages à Paris, sur le thème du « Grand brasier », qui invitait des artistes à produire de petites formes pour évoquer la figure de la sorcière dans notre société contemporaine.
Pour Nadège Prugnard, la figure de la sorcière est celle d’Ulrike Meinhoff, visage de la Rote Armee Fraktion (RAF), retrouvée « suicidée », selon les autorités allemandes, « assassinée » selon ses partisans — et les quatre mille personnes qui suivirent ses obsèques —, le 9 mai 1976 dans la prison de haute sécurité de Stammhein, à Stuttgart. Et avec elle toutes « les figures de femmes engagées dans les groupes armés révolutionnaires en Europe occidentale des années 1970-80 », dont, pour la France, les membres d’Action Directe, Nathalie Ménigon et Joëlle Aubron. La performance de l’actrice commence d’ailleurs par la projection, au-dessus du piano métallique monté sur des kalachnikovs (conçu par Pierre Berthelot et Cathy Avram, du collectif Générik Vapeur) qui lui sert d’élément central de décor et de jeu, d’un extrait du film La bande à Baader (Satellite -TF1, 1975, Pierre-André Boutang et Jean Asselmeyer). Ce seront les seuls éléments tangibles de reconstruction historique. Pour le reste, l’actrice, s’inspirant du questionnement et de l’appel à la révolution des militants, nous emmène ailleurs, en créant une forme tout à fait personnelle et puissante qui ne s’intéresse pas au discours idéologique même si elle l’interroge en permanence, mais qui travaille le souffle de la langue et la poésie.
À l’injonction d’Ulrike Meinhof : « détruire le système de domination capitaliste sur le plan politique, économique et militaire et tous les appareils de pouvoir étatiques autant que non étatiques qui dominent le peuple. Parce que ce que nous, nous voulons, c’est la révolution, c’est la lutte armée », qu’elle invite à replacer dans son contexte au lieu de le diaboliser, elle répond par une mise à nu et la quête d’une tentative nouvelle de penser la révolution. Elle répond par un chant de rage et d’insoumission (partition pour piano de Renaud Grémillon), « un poème ‘’sorcier’’ qui interroge la puissance et l’impuissance du langage à déjouer les violences du monde et qui inscrit l’amour comme seule ‘’arme’’ pour tenir l’univers en joue ». Un amour intranquille, qu’elle soumet aussi à la question : « Mon amour, qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Tu veux que je te brûle de phrases impossibles ? Que je crie en fauve psychique la nécessité de la lutte armée ? »
Des vers qui brûlent et la consument, où elle interpelle : « Comment pourrions-nous dormir alors que nos lits brûlent ? », et répond en s’inspirant du célèbre poème de Meinhoff écrit lorsqu’elle était à l’isolement total, « Sentir ton cerveau exploser », Lettre dans le couloir de la mort, 1972 :
« Sentir que tu te consumes au-dedansDans une rage sans exutoireImpossible de savoir si tu trembles de froid ou de chaudImpossible de t’expliquer pourquoi tu tremblesImpossible de te rappeler le sens des motsImpossible de te faire entendreImpossible de te rappeler le début de la première ligneSentir le temps et l’espace imbriqués l’un dans l’autreEt te sentir vacillerTe sentir piégée dans un labyrinthe de glaces déformantesSentir la nuit »
Seule. Jouant avec la fuite du jour et la tombée de la nuit, faisant crépiter les flammes et les étoiles, Nadège Prugnard est elle-même un chant d’amour. Avec ce poème acéré et dérangeant, conçu pour être joué dans un espace public et dans la rue, l’actrice s’embrase et nous embrase.
7 minutes — Jusqu’au 17 octobre
Théâtre du Vieux-Colombier — 21, rue du Vieux Colombier — Paris VIe.
Feu ! : tournée en cours pour 2022.
Publication du texte aux éditions Al Dante en février 2022.