Le président français a indiqué, quelques jours avant ce déplacement, qu’il avait « à coeur » avec son homologue rwandais « d’écrire une nouvelle page » de la relation entre France et Rwanda, affirmant que les deux pays avaient « désormais de bonnes bases sur lesquelles créer une bonne relation ». Cette dynamique bilatérale — qui se double d’une offensive de charme à l’échelle continentale — est l’aboutissement d’un long processus, jalonné d’initiatives et de gestes symboliques :
• la communication, ces dernières semaines, d’un rapport établi grâce à une ouverture élargie des archives de l’État français, par une commission d’historiens non spécialistes du Rwanda ou de l’Afrique placée sous la direction du professeur Vincent Duclert : elle conclut, après examen de huit mille documents, à une« responsabilité écrasante de la France », (1) sans pour autant aller jusqu’à l’accusation de « complicité », au grand dam des associations de défense de la cause rwandaise : des conclusions parallèles à celles du rapport Muse — sorti par des juristes américains à la demande de Kigali, au même moment que le rapport français — qui ont permis explique-t-on à l’Élysée « d’ouvrir un nouvel espace politique » ;
Pour une critique du rapport Duclert, une évocation des responsabilités belges et de « l’énigmatique silence » des Africains, voir le dossier du Monde diplomatique de mai 2021 : « Rwanda, lumières sur un génocide ».
• le spectaculaire soutien à l’élection en 2018 de Louise Mushikiwabo, ancienne ministre rwandaise, très proche de Paul Kagame, à la tête de l’Agence internationale de la francophonie (AIF) — bien qu’issue d’un régime qui avait instauré l’anglais comme langue officielle en 1995 ;
• l’appui au pôle judiciaire spécialisé dans les crimes contre l’humanité, et l’encouragement à rechercher, poursuivre, et au besoin condamner en France même les réfugiés rwandais qui auraient tenu un rôle actif dans le génocide des Tutsi rwandais (avec par exemple l’interpellation à la mi-mai, en banlieue parisienne, de Félicien Kabuga, un des principaux financiers du génocide, qui se cachait depuis vingt-six ans) (2) ;
• l’abandon progressif de thèses controversées, comme le scénario judiciaire tendant à établir que l’attentat en mars 1994 contre le président Habyarimana, déclencheur du génocide, aurait été organisé par le Front populaire rwandais (FPR) de Kagame lui-même, dans le but de prendre le pouvoir à Kigali (3) ; ou l’existence d’un « second génocide », perpétré par les troupes du FPR ayant pénétré à l’est de l’ancien Zaïre (aujourd’hui, la République démocratique du Congo) pour vider de force les camps de réfugiés hutu, et les pourchasser dans les forêts, faisant des centaines de milliers de victimes (4) ;
• à quoi s’ajoute un travail pendant des années sur des dossiers transversaux, sur lesquels les présidents Kagame et Macron se sont tous deux investis et côtoyés : le numérique, la santé, l’égalité hommes-femmes, notamment ;
• et, au terme de cette visite d’Emmanuel Macron à « enjeu mémoriel » à Kigali, ce qui est présenté comme l’étape finale du rapprochement franco-rwandais : le rétablissement de relations diplomatiques pleines et entières, avec nomination d’un ambassadeur de France à Kigali (5).
Frustration et attentes
Cette tournée africaine — qui passe également par l’Afrique du Sud, autre enjeu politique et économique de poids pour la France — est l’aboutissement, indiquait-on ces derniers jours à l’Élysée, d’une « démarche de réengagement » plus globale de la France en Afrique, voulue par Emmanuel Macron depuis le début du quinquennat. Persuadé que la question du génocide des Tutsi est « quelque chose qui est un sujet de la relation avec l’Afrique en général » — selon la formulation de Franck Paris, le conseiller Afrique de la présidence française —, et conscient d’une certaine impopularité de la France au sein de la jeunesse africaine (du fait — entre autres — de l’image donnée par la guerre au Sahel), le chef de l’État français a multiplié les gestes symboliques, en réponse à ce qui est, selon l ’Élysée « ressenti comme une « frustration » traduisant des attentes très fortes et un besoin d’évolution des relations franco-africaines » :
• les restitutions d’œuvres d’art africain, qui — bien qu’encore timides — ne sont plus un tabou ;
• le franc CFA, qui a commencé à perdre certaines de ses couleurs néo-coloniales (6). Une partie des réserves détenues en France au titre du CFA sont en voie de transfert aux institutions financières régionales. En Afrique de l’ouest, le CFA devrait être remplacé par « l’Eco », qui serait la prochaine monnaie unique de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) ;
• la préparation des débats prévus dans le cadre du prochain sommet Afrique-France en octobre prochain à Montpellier a été confiée à l’universitaire camerounais Achille Mbembe, enseignant en Afrique du Sud — une des voix critiques les plus vives de la « Françafrique » ;
• l’inauguration ces jours-ci d’un nouveau centre culturel francophone à Kigali, qui se veut également un signal symbolique et politique plus général : l’institution sera moins centrée sur les relations France-Afrique, et mettra l’accent sur l’espace francophone régional, ou interafricain, y compris avec des artistes anglophones ou lusophones, donnant une image plus moderne d’une francophonie qui ne soit pas crispée sur la défense de la langue française.
Figure de proue
Ce faisant, le numéro un français a donc choisi de s’appuyer sans barguigner sur Paul Kagame, qui fait certes figure d’autocrate, mais qui a réussi en presque trois décennies à la tête du Rwanda à devenir une figure de proue de la gouvernance africaine :
• le Rwanda a envoyé des troupes de maintien de la paix notamment en Côte d’Ivoire, en Centrafrique, en Somalie, et est en mars 2021 le deuxième contributeur au monde en casques bleus (6 600) tout juste derrière le Bangladesh et à égalité avec l’Éthiopie ;
• Paul Kagame, qui a courtisé avec succès ces dernières années des pays francophones clés comme le Maroc, le Gabon, ou le Tchad, est lui-même gâté par certains médias, comme l’influent Jeune Afrique, qui lui ouvrent régulièrement leurs pages ;
• il a été désigné par ses pairs en 2016 pour diriger la commission chargée de réformer l’Union africaine (UA) ;
• il a eu un rôle majeur dans la réintégration du Maroc au sein de l’UA ;
• le président rwandais a été, entre autres, invité d’honneur au festival du cinéma panafricain de Ouagadougou, au Burkina ;
• il a été élu à plusieurs reprises « Africain de l’année » dans diverses instances, vantant le « modèle » rwandais (axé sur un patriotisme qui ne souffre pas la contestation, sur le libre-échange et une mondialisation consentie) ;
• Kagame, bien que chef d’un mini-État enclavé sur les plateaux d’Afrique centrale ou de l’Est, aura ainsi réussi à faire de son malheur initial, de la rigueur de sa gouvernance, et de son indéniable réussite socio-économique, une force qui lui permet de se montrer exigeant avec les anciens partenaires du Rwanda, dont la France, à l’influence pâlissante sur le continent noir : des réalités dont l’exécutif français a résolu de tenir compte, après des années de distance, de gêne, et de silence boudeur, mais aussi de relatif isolement international.
Terrible solitude
La démarche a cependant quelques inconvénients. Si elle ravit une partie de la diaspora rwandaise, les rescapés, les familles des victimes, ou l’opinion africaine en général, elle inquiète dans l’Hexagone les familles d’anciens impliqués dans le génocide, réfugiés en France ou ailleurs, ainsi que celles de l’équipage de l’avion dans lequel a péri l’ancien président rwandais, privées des procès et réparations qu’elles attendaient ; elle mécontente la droite, et surtout l’extrême-droite en France, qui ont tendance à assimiler ce genre de tentatives de réconciliation à des trahisons ; elle peut aussi susciter les craintes et la colère de responsables politiques et militaires en poste en France à l’époque du génocide, qui se trouvaient soit dans la mouvance socialiste, soit dans la mouvance gaullienne, dans le cadre d’un gouvernement « de cohabitation » Mitterrand-Balladur : ils se retrouvent plus que jamais au ban des accusés.
Certains sont encore en activité comme Alain Juppé, membre du Conseil constitutionnel. Ministre des affaires étrangères à l’époque, il assure — dans un témoignage publié par Le Monde le 9 avril dernier — avoir « porté pendant près de trente ans cette blessure de n’avoir pas réussi à empêcher cette terreur ». Il admet n’avoir pas été au rendez-vous de l’histoire, et avoir failli au devoir d’exemplarité qui pèse selon lui sur la France : « Nous avons manqué de compréhension de ce qu’était un génocide et de ce qu’impliquait son constat », écrit-il, reconnaissant que l’opération Turquoise, montée avec difficulté, et dans une « terrible solitude de la diplomatie française », c’était « trop peu et trop tard ».
L’actuel chef d’état-major des armées, le général François Lecointre, à l’époque capitaine, est également revenu (le 1er avril 2021, sur France Info) sur son rôle et celui de ses hommes, à rebours des mises en cause du moment :
« Quand nous sommes intervenus au Rwanda, nous étions immergés dans l’indignation collective de toute l’opinion publique occidentale et française devant le désastre, le drame de ce génocide qui se déroulait sous nos yeux (...) Nous étions impatients de pouvoir être engagés pour pouvoir faire cesser ce génocide (...) Il n’y avait aucun doute et aucune ambiguïté, ni dans les ordres que nous avons reçus, ni dans ce que nous ressentions. Nous allions là-bas pour sauver les Tutsis. Évidemment ».