Les commentaires animés de notre conductrice soudain s’interrompent. « Masaka ! ». Yoko a arrêté le véhicule, froncé les sourcils. Elle frotte d’un revers de main la vitre embuée du pare-brise. « Masaka ! » (C’est pas vrai !). « Pourtant, c’est bien là ! C’était bien là... ». Tout autour de nous, le vide. Plutôt un espace sans verticalité, pansé, bandé à grands renforts de ciment gris et de bitume noir ; un art du terrassement qui tient de l’embaumement. Au milieu de nulle part.
Nous sommes pourtant bien au cœur de Tomioka, une petite commune jouxtant la centrale nucléaire de Fukushima, forte de quinze mille personnes avant la tragédie du 11 mars 2011 (1). Le territoire, fermé il y a encore six mois, a été rouvert en totalité. Et, à l’ordre d’évacuation de 2011 répond, dix ans plus tard, une nouvelle injonction : « Revenir à la maison ». Avec peut-être en écho dans la tête des cent soixante mille personnes de la région qui avaient été évacuées : « Ne surtout pas perdre la raison ».
Lire aussi Kan Naoto, « “Le jour où le Japon a failli disparaître” », Le Monde diplomatique, août 2019.
Un an après l’accident, nous nous étions rendus dans cette petite ville. Les dégâts étaient vertigineux. Une lumière étale que plus rien n’arrêtait courait de gravats en gravats, s’irisant parfois au soleil comme du verre pilé. La petite gare donnant sur la mer avait disparu. Tomioka avait pris de plein fouet la catastrophe dans son triple enchaînement : le séisme, le tsunami, les explosions de trois des six réacteurs de la centrale. La commune était dévastée. Tout avait été emporté : les maisons, les échoppes, les ateliers, les ruelles, les lampadaires qui, à la tombée de la nuit, feutraient d’une douce lumière le petit centre-ville d’époque Shôwa (1926-1989). Seul tenait encore à moitié debout l’échoppe du barbier avec son horloge et une paire d’aiguilles définitivement fixées sur l’heure du séisme. Et puis la boutique disparut sous les pelleteuses comme Tomioka qui n’a conservé que son nom.
Du ciment sur les plaines
Depuis, une nouvelle gare est apparue. Sa singularité nationale, qu’elle partage seulement avec les deux autres gares reconstruites à proximité de la centrale, est d’être entièrement automatisée : des guichets jusqu’aux composteurs, situés sous la toise permanente d’un compteur affichant 24 heures sur 24 la radioactivité ambiante. À proximité, une petite boutique vend quelques produits de première nécessité tout en proposant une restauration rapide à base de curry japonais ou de râmen (nouilles dans un bol de soupe). Hormis les ouvriers charriant sable et terre pour annexer de nouvelles parcelles, les rues sont désertes. Pour seul horizon, de nouveaux logements collectifs, uniformes ou de nouveaux lotissements pavillonnaires, tout aussi uniformes ; le tout parfaitement aligné sur une dalle de bitume avec la précision d’un entomologiste préparant sa paillasse.
Sur les terrains vagues ravagés de la commune voisine de Futaba, lieu de la centrale endommagée, un nouveau bâtiment a surgi au bout d’une route goudronnée. Faisant fi des « leçons » de l’après Fukushima selon lesquelles un environnement végétal (plantes et arbres) doit être privilégié pour favoriser l’absorption et assourdir la puissance des flots, les autorités ont construit un vaste terre-plein bétonné à l’abri du gigantesque brise-lames en construction (qui flanque désormais la côte de la région de Tohoku). Y est érigé le nouveau musée, « The great East Japan Earthquake and Nuclear Disaster Memorial Museum ». Sa structure, qui a l’inflexion d’une virgule en verre et béton, ressemble étrangement à celles construites dans les communes environnantes en cours de réouverture. Sur les 1100 km2 évacués au moment des faits (soit une dizaine de communes) il ne reste plus que 337 km2 qu’on ne peut qu’« à titre exceptionnel traverser en voiture », mais qui restent interdits aux deux roues. Les dernières zones les plus polluées (personne ne sait en donner une évaluation) comprenant des « points chauds » à plus de 5 microsieverts par heure (μSv/h, qui mesure la radioactivité), alors que le taux naturel moyen au Japon était de 0,04μSv/h avant l’accident — le seuil maximal internationalement admis pour la population s’élève à 0,23μSv/h.
Une péripétie industrielle comme une autre
Lire aussi Philippe Pataud Célérier, « À Fukushima, une catastrophe banalisée », Le Monde diplomatique, avril 2018.
Comme dans certains autres musées mémoriaux, un film immerge le visiteur dans la tragédie. Une méthode projective de résilience qui pousse le spectateur équipé d’un casque de réalité virtuelle ou placé face à un écran géant (à 180 degrés) à se reconstruire dans un environnement défavorable de vagues déferlantes, de centrale qui explose. Puis il est soudain congédié par l’histoire qui s’achève sous la forme d’un livre se fermant et qui rejoint, comme toutes les anciennes catastrophes devenues archives, la grande bibliothèque du savoir industriel devant lui. Suit un grand couloir blanc flanqué de larges photos en noir et blanc des divers accidents industriels pavant la route du progrès parmi lesquels s’intègre bien sûr la tragédie de Fukushima traitée également dans un noir et blanc granuleux. Boîtes aux lettres vieillottes et autres vestiges du désastre complètent ce dispositif reléguant définitivement la catastrophe, comme toutes les péripéties industrielles, à un passé définitivement révolu.
Une vidéo projetée sur un pan de mur explique sur un ton docte et très pédagogiquement structuré les multiples étapes de la catastrophe. Tout y est analysé dans le moindre détail. Rien n’échappe à la sagacité du commentateur, attestant d’une totale compréhension de l’accident, a posteriori, mais gage d’un présent technologique parfaitement maîtrisé qui, a priori, nous gardera de toute future turpitude, si d’aventure l’avenir entendait défier des technologies à nouveau déifiées. Un procédé exploité dans le musée voisin (Data archives Center) de l’opérateur de la centrale, Tokyo Electric Power Company (TEPCO) (2), relayant une fois de plus le discours officiel prônant confiance et résilience en un futur prometteur.
Dans l’attente de cette Happycratie (3) technologique, l’heure est au bilan chiffré, précis, rigoureux, proposé à grands renforts de dépliants dès l’entrée du musée. Au 7 décembre 2020, le département de Fukushima déplore 4 146 disparus dont 2 316 ne seraient pas décédés directement après le désastre mais « de maladies et autres morts d’épuisement dues à la vie en situation de refuge ». 15 435 bâtiments ont été anéantis, 82 783 à moitié détruits. Le nombre de réfugiés — 164 865 selon les autorités — serait passé à 36 811 personnes.
Selon la même source, la contamination ambiante pour la ville de Fukushima aurait chuté de 1,91 à 0,13 μSv/h. La baisse est donc considérable, ainsi que le précise un encart d’une grande visibilité. Située à une cinquantaine de kilomètres au nord-est de la centrale, la ville n’a jamais fait partie de la zone évacuée. Son tissu urbain semi-dense, composé de surfaces bitumées, a été rapidement décontaminé. Mais nul ne saura que la commune d’Ôkuma, qui vient d’être rouverte et qui est à deux heures de route, enregistre des taux de 5 μSv/h au pied des habitations en ruine. Peu pertinent, l’exemple de Fukushima-ville devient néanmoins le modèle exemplaire mis en valeur dans le musée.
Reconquête des esprits
On apprend ainsi que 420 000 logements, 12 000 équipements collectifs (écoles, jardins, etc.), 19 000 km de route, 31 000 hectares de champs et rizières, etc., ont été décontaminés. Des nombres devant lesquels s’attardent longuement les visiteurs avant de découvrir le message du préfet de Fukushima expliquant que les villes adjacentes à la centrale sont rouvertes progressivement, ainsi que les transports ; bref, que cette partie du département est désormais positivement et irrémédiablement tournée vers sa reconstruction. Réduite pour l’heure à un étrange décor.
Lire aussi Frédéric Ojardias, « Revivre à Fukushima ? », « Environnement, climat : désordres et combats », Manière de voir n˚144, décembre 2015 - janvier 2016.
Car ces murs ne peuvent s’affranchir d’une autre reconstruction essentielle : la reconquête des esprits ; celle qui doit inciter les habitants à retourner chez eux malgré les dangers, les menaces, les incertitudes, les rumeurs, liées aux terres, aux eaux contaminées. Une habitante d’une cité pavillonnaire construite depuis deux ans à Ôkuma, nous expliquait ce 9 mars 2021 comment les deux cents habitants de sa cité avaient été convoqués par le maire afin d’écouter des chercheurs de l’université de Nagasaki. Ceux-ci entendaient leur démontrer pourquoi ils devaient donner leur accord pour libérer dans l’océan Pacifique les 1,2 million de tonnes d’eau contaminées par la centrale et entreposées jusqu’à ce jour dans des réservoirs (960 actuellement) qui ne cessent de s’additionner à raison de 170 tonnes d’eau supplémentaires contaminées chaque jour utilisées pour refroidir les réacteurs. Des réservoirs qui sont autant de dangers potentiels pour les riverains en cas de nouveaux séismes. Un principe de dilution auquel n’adhèrent pas les pêcheurs de la région et la population de manière générale. Le relâchement de ces tonnes d’eau dans le Pacifique les condamnerait définitivement au chômage. Qui consommerait du poisson venant de cette côte ? Le musée reste bien sûr aphone sur toutes ces questions.
Une cartographie en tâches de léopard
Décontaminer les bâtiments, racler la surface supérieure des terres cultivées pour en enlever le césium sont des procédés à peu près maîtrisés, même si le stockage de 20 millions de mètres cubes de déchets radioactifs (équivalents à une superficie de 20 km2) pour la seule province de Fukushima pose là aussi problème. Ils ont été conditionnés à grands renforts de sacs noirs égrenés dans les campagnes avant d’être éventrés quelques années après, dès 2016, pour être réutilisés dans les constructions diverses lorsque leur niveau de radioactivité était en deçà de 8 000 becquerels par kilogramme.
Le problème reste entier pour les forêts qui recouvrent plus de 70 % des 13 784 km2 de la préfecture de Fukushima et peut-être au-delà. Aucune solution de décontamination n’a encore été trouvée. Les radionucléides absorbés par les végétaux ne disparaissant pas au rythme des pluies comme on aurait pu s’y attendre (4). Dans nombre de zones semi-urbaines qui viennent de rouvrir comme à Ôkuma, la végétation a repris ses droits avec des taux de radioactivités très élevés dans les zones densément végétalisées ; ce qui obligerait les habitants à de curieux cheminements si la « cartographie radioactive » de la région — en taches de léopard — avait pu être très précisément tracée.
« On a reconstruit le présent sans eux »
Difficile dans ces conditions de convaincre les réfugiés de revenir sur leurs terres ; et ce malgré l’arrêt brutal des subventions qui leur permettaient de se loger et de survivre en dehors des zones contaminées. Environ 35 % des 95 000 personnes qui habitaient autour de la centrale se sont réinstallés dans les onze communes de l’ancienne zone évacuée. Les plus jeunes ont refait leur vie selon les possibilités d’embauche qui s’offraient à eux dans l’archipel, passé la crainte qu’inspirait leur statut de « réfugié atomique ». Les plus âgés en revanche n’ont bien souvent pas d’autres choix que de revenir mourir là où ils sont nés.
Une violence supplémentaire pour nombre d’entre eux. Car se reconstruire là où leur nouveau présent a été reconstruit sans eux, se substituant à toutes les traces qui hier avaient fait leur passé (arbres, maisons, rivières interdites, etc.), n’est pas la réponse la plus adéquate pour quiconque se trouve désormais à distance — à 40 minutes de voiture — de tous les services de première nécessité : magasins alimentaires, médecins, hôpitaux… Encore faut-il avoir un véhicule.
Selon les travaux du professeur Tsujiuchi Takuya de l’université de Waseda à Tokyo, spécialisé dans les troubles post-traumatiques après les catastrophes naturelles ou industrielles, plus de 40 % des réfugiés en sont atteints (5). Les contraindre à revenir vivre sur le lieu de leur traumatisme alors que celui-ci ne ressemble en rien à ce qu’ils ont connu représente un choc ; d’autant plus fatal que le lien communautaire qui faisait de ces villages des lieux d’entraide n’existe plus. C’est un point commun aux villages des montagnes touchés par le désastre nucléaire, même s’ils ont été épargnés par le tsunami et en partie par le tremblement de terre. Souvent extrêmement étendus comme celui d’Iitate situé à 40 km au nord-est de la centrale, ils ne possèdent pas de centre-ville. Les fermes et autres maisons y sont parsemées de-ci de-là et la chute drastique de la population communale (de 6 500 à 1700 habitants pour Iitate), distend les liens communautaires, renforçant un sentiment d’isolement et d’éloignement qui s’est encore accru avec la pandémie planétaire.
Du statut de réfugiés à celui d’assistés
L’incitation officielle au retour dans les zones inégalement contaminées s’est aussi accompagnée d’une politique de communication sur les risques qui fût, elle aussi, source de violence (6). En considérant que le non-retour de la population était dû à la seule crainte de la radioactivité, les gestionnaires du désastre ont omis de prendre en compte l’aspect psychologique de la catastrophe en n’accompagnant pas les réfugiés à la mesure de leurs traumatismes (aides sociales, psychologiques, etc). Au contraire, la campagne pour le retour, mise au point en même temps que la zone était réouverte, a fait passer les réfugiés du statut de victimes à celui d’« assistés sociaux » vis à vis des habitants des communes d’accueil. Le discours officiel prétendant qu’il n’était plus nécessaire d’y rester, les attitudes discriminatoires se sont multipliées et ont été parfois si fortes qu’elles ont poussé certains d’entre eux au suicide (7).