
Aux abords de la « zone verte » de Bagdad, quartier ultrasécurisé où sont installées les institutions irakiennes et les représentations diplomatiques, tout parait désert. En ce samedi 17 mai, les manifestations y ont été interdites et la circulation limitée. L’enclave de la capitale irakienne accueille les représentants des vingt-deux pays membres de la Ligue arabe réunis pour le trente-quatrième sommet annuel de l’organisation. Une mise sous cloche révélatrice des tensions autour du principal sujet à l’ordre du jour : la guerre menée par Israël à Gaza.
La précédente rencontre de la Ligue, organisée en urgence le 4 mars dernier au Caire, y était déjà exclusivement consacrée. En était ressortie la présentation d’un plan de plus de 53 milliards de dollars visant à reconstruire ce territoire palestinien. Décimée par plus d’un an de guerre, l’enclave trouvait alors un peu de répit depuis le 19 janvier, jour du début du cessez-le-feu négocié par le Qatar, les États-Unis et l’Égypte.
La situation a bien changé. Israël a rejeté toute idée de trêve le 18 mars. Les bombardements sur Gaza ont repris. Ils ont causé la mort de plus de 54 000 personnes depuis octobre 2023 d’après l’Organisation des Nations unies (ONU) et 2,1 millions de Gazaouis souffrent d’insécurité alimentaire aiguë en raison du blocus humanitaire imposé par Tel Aviv le 2 mars. Les hôpitaux continuent à être méthodiquement détruits et le contrôle effectif du territoire s’accentue. Selon l’ONU, 81 % de la bande de Gaza se trouve désormais soit dans une zone militaire israélienne, soit sous le coup d’un ordre de déplacement forcé.
Dans ce contexte, les populations arabes s’indignent et les réseaux sociaux relaient les appels exhortant les gouvernements à agir. Un sondage de février 2024 du Arab Center of Washington DC indique ainsi que 93 % des citoyens des pays membres de la Ligue exigent de leurs gouvernements des mesures concrètes contre Israël. Mais, dans une région où l’autoritarisme règne en maître et où de nombreux gouvernements ont fait le choix de la normalisation avec Tel-Aviv, les protestations sont le plus souvent réprimées, comme en Jordanie, où près de 1 500 manifestants dénonçant les crimes de l’armée israélienne ont été emprisonnés en six mois selon Amnesty International. À cette répression s’ajoute l’impuissance et l’incapacité des États membres à s’engager dans une action concrète.
Lors du sommet de Bagdad, pendant plus de trois heures, les prises de parole se sont enchaînées. Et les vingt-deux représentants des pays membres, dont seulement cinq chefs d’État étaient présents, ont dénoncé unanimement les déplacements répétés des Palestiniens, en appelant à un cessez-le-feu permanent pour mettre fin « à ce génocide ayant dépassé les plus grands stades de laideur que l’histoire n’ait jamais connus », selon le premier ministre irakien Mohammed Chia Al-Soudani.
Si les discours mettant en cause Israël furent sans détours, les décisions concrètes, elles, sont restées prudentes, se cantonnant aux projets de reconstruction, très loin des appels aux sanctions exigées par les populations. Au terme du sommet, l’Irak s’est engagé à verser 40 millions de dollars pour la réhabilitation de Gaza et du Liban suite aux destructions israéliennes. Un don qui s’inscrit dans la création, annoncée durant le sommet, d’un fonds permanent destiné à soutenir « la reconstruction des territoires dévastés par les guerres ou les crises » et en particulier le plan proposé par la Ligue au Caire le 4 mars. En réalité, ce fonds n’est pas une nouvelle idée, mais une proposition déjà émise par le Liban en 2013 qui n’avait jamais abouti.
L’ombre de Washington
Comment expliquer l’inertie de la Ligue arabe et son incapacité à faire face à l’un des événements parmi les plus sanglants de l’histoire récente du Proche-Orient ? Les réponses sont à trouver dans les priorités contradictoires des membres de cette organisation.
La première, et elle concerne la majorité d’entre eux, est de conserver coûte que coûte des liens solides avec les États-Unis, grand allié et protecteur d’Israël. Pour certains pays, dont les monarchies du Golfe, l’Amérique, même tentée par plus d’isolationnisme, est une garantie majeure de sécurité. Pour d’autres, il s’agit d’éviter d’être dans le collimateur d’une administration qui voit le monde de façon binaire : les obligés et les adversaires. C’est ce qui explique pourquoi la tournée de M. Donald Trump dans les pays du Golfe entre le 13 et le 16 mai s’est aussi apparentée à un voyage commercial. À Riyad, le président américain a pu décrocher un contrat record : 142 milliards de dollars de commandes d’équipements militaires de pointe par l’Arabie saoudite. À Abou Dhabi, un autre accord stratégique a été signé avec OpenAI. Le patron de la société californienne, M. Sam Altman, désormais proche de M. Trump, s’apprête à construire un data center démesuré près de la capitale émiratie, d’une taille estimée à douze fois celle de Monaco.
Mais les pays arabes savent qu’acheter américain ne suffit pas pour se concilier les bonnes grâces de M. Trump. Il faut aussi s’engager sur la voie de la normalisation avec Israël. Un processus amorcé par les accords Abraham en 2020 et dont le président des États-Unis pense qu’il aurait dû lui valoir le Nobel de la paix. La levée des sanctions américaines contre la Syrie a illustré les enjeux autour de cette normalisation. Annoncée le 13 mai par M. Trump à Riyad, puis officialisée le 25, la fin de cette mise au ban a été discrètement conditionnée à une reprise des canaux entre Damas et Tel-Aviv.
Le sommet de Bagdad ne pouvait donc remettre en cause cet équilibre où les États-Unis jouent un rôle pivot. Pour de nombreux membres de l’organisation, notamment les pays du Golfe, il n’est pas question de rompre avec Washington ou d’entacher les perspectives économiques qu’offre la normalisation des relations avec Israël. L’exemple des Émirats arabes unis, signataire des accords Abraham depuis 2020, est assez convaincant. Selon les données israéliennes, les échanges bilatéraux annuels ont atteint 1,2 milliard de dollars en 2021.
Sur cette ligne de crête, entre crainte de la déstabilisation intérieure et volonté de ménager des alliés stratégiques, les États de la Ligue avancent avec prudence sur la question de Gaza.
Aucun pays n’a expulsé les ambassadeurs israéliens présents sur son sol, malgré les appels insistants de leurs opinions publiques à rompre les liens diplomatiques. Dans le même temps, plusieurs gouvernements arabes ont tout de même condamné les positions les plus radicales de leur allié américain, notamment les appels à la déportation des Gazaouis vers l’Égypte et la Jordanie que M. Trump a réitérés lors de son déplacement dans la région.
Officiellement, ces deux pays s’y opposent. Sur le terrain, l’accueil réservé aux rares familles évacuées est plein d’ambiguïté. En Jordanie, les quelques centaines d’enfants blessés et leurs proches, arrivés depuis Gaza, sont discrètement pris en charge par les autorités, avant d’être transférés vers des pays européens. Car à mesure que la guerre s’enlise, et alors qu’Israël a déclaré vouloir contrôler 75 % de la bande de Gaza à brève échéance, la question devient brûlante : où iraient les Gazaouis s’ils étaient massivement chassés de l’enclave ?
Les dirigeants jordaniens comme égyptiens savent à quel point la question des réfugiés palestiniens est inflammable politiquement. Ils n’ignorent pas que leurs gouvernements seraient vus comme complices de la colonisation israélienne s’ils venaient à accueillir des exilés sur le long terme. Aucun n’est prêt à en assumer les conséquences.