Dix jours d’une incroyable débauche d’uniformes surannés, d’armes et symboles d’un autre siècle, de poitrines surchargées de décorations. D’interminables cortèges et veillées « têtes basses » en Écosse et à Londres ; des princes qui défilent au pas cadencé... ledit « Royaume-Uni » est bien le champion incontesté des coutumes princières, des étiquettes guindées, des baptêmes, mariages, couronnements et obsèques offerts en spectacle à une opinion britannique jamais rassasiée (1). Et finalement à la planète entière, sidérée mais en partie conquise par cette représentation quasi hollywoodienne d’un pouvoir qui n’en est pas un — officiellement —, même si, dans son faste, dans son histoire, la saga familiale des Windsor se révèle un outil précieux au service de la « Global Britain » prônée ces dernières années par l’ex-premier ministre Boris Johnson, comme par Liz Truss qui lui a succédé, pour donner un débouché géopolitique à leur Brexit.
Lire aussi Agnès Alexandre-Collier & David Fée, « L’Angleterre est-elle toujours britannique ? », Le Monde diplomatique, mai 2022.
En ce sens, la famille royale, surtout dans son apparat historico-militaire, est un vecteur de mondialisation plus efficace sans doute que bien des accords commerciaux, et même que l’ambitieuse feuille de route signée par M. Johnson le 16 mars 2021 : « Global Britain in a competitive age », prévoyant des investissements supplémentaires dans l’arsenal nucléaire du Royaume-Uni (qui passera de 180 à 260 ogives), les capacités de guerre électronique, les drones, la défense de l’espace et la cyberdéfense, tout en prônant une réduction des effectifs d’environ 10 000 hommes au sein de l’armée de terre, et moins de chars, mais plus de navires et de forces spéciales (2).
Relais zélé
Sous le coup du Brexit comme du conflit ukrainien — où Londres se tient en première ligne, en relais zélé du gouvernement américain — la traditionnelle compétition, justement, qui préside aux relations avec la France depuis plus d’un siècle (sous le vocable « d’entente cordiale ») (3), est passée au second plan. On se souvient de la « trahison » britannique (et de Washington ainsi que de Canberra), en septembre 2021, dans la dénonciation du contrat pour la vente de sous-marins qui liait la France à l’Australie. On semblait revenu au temps des « best ennemies ».
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Il y eut de meilleurs jours : le sommet franco-britannique de Saint-Malo, en 1998 sous Jacques Chirac, puis le traité de Lancaster, en 2008, avec Nicolas Sarkozy, avaient ouvert des chemins ambitieux en matière de coopération de défense, des deux côtés du Channel. À Saint-Malo, le premier ministre britannique de l’époque, Anthony Blair, qui voulait sortir le Roayume-Uni de son relatif isolement européen (4), s’était rallié à la mise sur pied d’une « capacité européenne de défense autonome, soutenue par des forces militaires crédibles », ce qui ouvrait la voie à la mise en œuvre d’une véritable politique européenne de sécurité et de défense (PESD), avec la création d’un comité politique, puis d’un état-major de l’Union européenne. Cela avait permis d’envisager des projets industriels « structurants » entre les deux pays, comme la construction en commun de porte-avions et de drones — projets qui n’avaient finalement pas abouti, au contraire des coopérations dans l’Airbus militaire : le transporteur tactique A400 M, et le ravitailleur 330-MRTT.
Dix ans plus tard, les bonnes dispositions du président Nicolas Sarkozy à l’égard de l’Organisation de l’Atlantique nord (OTAN) (5) avaient incité le gouvernement britannique à se montrer arrangeant avec Paris et ses « lubies » de développement d’une « Europe de la défense », que Londres considérait habituellement comme une improductive machine de guerre anti-américaine.
Catastrophique victoire
Le soutien public du gouvernement britannique à une relative autonomie européenne en matière de défense et à M. Sarkozy, qui exerçait alors la présidence de l’Union, était une première. Avait suivi une salve d’accords franco-britanniques à visées concrètes, conclus en novembre 2010 à Lancaster House : mutualisation de matériels et d’équipements, mise en place d’une force expéditionnaire conjointe, et même esquisse d’une collaboration dans le domaine de la dissuasion nucléaire — domaine habituellement inaccessible.
Lire aussi Philippe Leymarie, « Guerre en Libye : la “furia” française », 19 mars 2011.
On pouvait croire alors à l’émergence d’un couple franco-britannique, décalque militaire d’un couple franco-allemand plus tourné vers l’économie. Avec en apogée, la catastrophique « victoire » de l’opération Unified Protector en Libye, en 2011, contre le régime du colonel Khadafi : une opération essentiellement franco-britannique (6), cogérée par Nicolas Sarkozy et David Cameron. Cette opération a constitué un succès militaire, si l’on peut dire, mais a ouvert une décennie d’anarchie politique et guerrière en Libye même, aggravé les désordres dans tout le Sahel, et suscité notamment au sein de l’opinion britannique un mouvement de rejet qui anticipait peut-être ce qui allait devenir le Brexit.
Une fois retombé le soufflet de cette opération partagée, la proverbiale résistance britannique aux projets intégrationnistes au sein de l’Union a repris le dessus :
• rappel à tout va de la primauté absolue de l’OTAN dans le domaine de la défense ;
• invocation de la « relation spéciale » liant Londres avec Washington ;
• efforts pour limiter les effectifs et missions de l’état-major et de l’embryon de quartier général militaire européens à Bruxelles ;
• répugnance à renforcer les moyens financiers de l’Agence européenne de la défense ;
• refus d’envisager un « Airbus naval », en matière de construction de bâtiments militaires à l’échelle de l’Europe ;
• tentative d’exclure les applications militaires du système de positionnement par satellite européen Galileo, pour ne pas faire de l’ombre au GPS américain, etc.
L’esprit ailleurs
Certains projets industriels communs en ont souffert, comme le système de combat aérien du futur (SCAF) (7), mais d’autres ont progressé, comme le projet de guerre des mines du futur (Maritime Mine Counter Measures, ou MMCM, à base de drones sous-marins), ou la mise au point des futurs missiles antinavires et futurs missiles de croisière (FMAN-FMC), pour remplacer les Exocet, Harpoon, Scalp et Storm shadow actuels : des équipements de souveraineté dont la réalisation a été confiée à MBDA, une compagnie à l’origine franco-britannique, devenue le missilier européen numéro un.
Dans l’immédiat, l’acquis essentiel est la mise sur pied d’une force interarmées commune, la Combined joint expeditionary Force (CJEF) à vocation projetable. En plus de dix ans d’échanges et d’exercices communs, les défis de l’interopérabilité ont pu être levés, du niveau stratégique à l’échelon tactique. La pleine capacité opérationnelle de cette force pouvant atteindre dix mille hommes, en terrestre, aérien et naval, a été obtenue en 2019 et 2020. Reste à conserver les qualités de cet outil, certes apte à la « haute intensité » souvent invoquée aujourd’hui, mais qui n’a jamais été utilisé en tant que tel, en conditions réelles, et sur un temps long.
D’ailleurs Londres, en ces temps ukrainiens, a l’esprit ailleurs : c’est avec huit autres partenaires européens — Danemark, Estonie, Finlande, Lettonie, Lituanie, Pays-Bas, Norvège, et Suède –- qu’il a formé ces derniers mois sa Force expéditionnaire conjointe du moment, dans le cadre d’une « présence avancée » de l’OTAN dont Londres assure la direction, notamment en Estonie.
Lire aussi Igor Delanoë, « Ukraine, la guerre à tout prix », Le Monde diplomatique, septembre 2022.
D’autres échanges franco-britanniques ont été menés, mais dans la discrétion, sur la dissuasion nucléaire, avec le partage de certaines données relatives à la simulation, et sans doute une information mutuelle sur les mouvements des sous-marins stratégiques, les SNLE (8). Mais le projet de Londres de gonfler son arsenal nucléaire, en violation des engagements de réduction pris dans le cadre du traité sur la non-prolifération (TNP), risque d’entraver la coopération avec Paris, qui se cramponne à la « juste suffisance » de son dispositif de dissuasion, même s’il s’est engagé dans sa modernisation.
Un geste au Sahel
Tout en ayant refusé en août 2013 de participer à un éventuel bombardement de la Syrie (suite à l’utilisation de l’arme chimique par Bachar Al-Assad), et tout en s’étant en général abstenu de prendre part directement aux opérations militaires de l’Union européenne, Londres a fait un geste — mais à titre bilatéral — au profit de l’opération française Barkhane, en déployant au Sahel des hélicoptères de transport Chinook CH-47 de la Royal Air Force.
Les militaires des deux pays se sont côtoyés ces dernières années et ont partagé les tâches — le plus souvent sous la houlette du grand allié américain — sur des théâtres comme le Kosovo, l’Afghanistan, la Syrie, l’Irak, la Somalie, et maintenant aussi l’Estonie, la Pologne, les Etats baltes (« police du ciel », « mesures de réassurance »), ainsi qu’en Roumanie, à la frontière avec l’Ukraine.
Des échanges d’officiers sur la durée, dans les état-majors ou à bord des bâtiments des marines, témoignent de la proximité opérationnelle des armées des deux rives de la Manche. Ainsi, le groupe aéronaval (GAN) français autour du porte-avions Charles-de-Gaulle se déplace rarement sans intégrer dans son escorte une frégate de la Royal Navy. Un sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) français, d’ordinaire plus discret, a été signalé en avril dernier à Faslane, en Écosse, où il a retrouvé des homologues britannique et américain.
Pour toujours
Malgré cette alternance de « flirts et de fiascos » (9), le Royaume uni, même brexiteur, reste en Europe, et Britanniques et Français sont bien sûr « voisins pour toujours » (10), et ils partagent beaucoup :
• la France et le Royaume uni sont les seules puissances nucléaires européennes, et remplissent — volontairement et gratuitement — une fonction de protection de fait de l’ensemble de l’Europe (la dissuasion française étant cependant plus autonome, et de fait plus intégrée à l’Union européenne, que son équivalent britannique, très dépendant de la technologie américaine, notamment pour ce qui est des vecteurs) ;
• les armées — terre, air, mer — sont de taille comparable, et remplissent tout l’éventail des fonctions (« modèle complet d’armée », dans le jargon militaire), avec la capacité de lancer une opération (« d’entrer en premier sur un théâtre »), et de la commander et coordonner (« nation-cadre »).
• les deux pays représentent 60 % des dépenses européennes de défense, et 80 % des dépenses de recherche et développement ;
• Le niveau de développement de leurs bases industrielles et technologiques de défense est identique, et — à quelques nuances près — les processus de conduite des programmes d’armement sont assez similaires ;
• les modes de gestion des équipements de leurs armées — la direction générale de l’Armement ou DGA en France, l’agence Defense Equipment & Support (DE&S), son équivalent britannique — sont de qualité équivalente ;
• les deux armées sont aguerries, communiquent entre elles sur les doctrines d’emploi des forces depuis une trentaine d’années, et pratiquent couramment le « combat proven ».
Grand frère
Pour autant, les deux nations ne regardent pas toujours dans les mêmes directions, ou avec la même amplitude. Le Royaume-Uni, beaucoup plus engagé que la France par exemple dans le support à l’Ukraine depuis l’opération lancée en février dernier par les troupes russes, y aurait déjà consacré plus de trois milliards de livres. Son rôle moteur a été salué à de nombreuses reprises par le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Depuis la sécession de la Crimée et du Donbass, en 2014, des militaires britanniques avaient déjà formé sur place 22 000 soldats ukrainiens jusqu’en 2022, dans le cadre du programme Orbital. Un nouveau cycle d’entraînement dans quatre bases britanniques, organisé conjointement avec le Danemark et le soutien financier d’une vingtaine de pays, aurait permis de former ces dernières semaines plus de 3 000 soldats ukrainiens au maniement des armements lourds fournis par Londres, ainsi qu’au tir de précision, à la guerre urbaine, ou aux premiers secours sur le champ de bataille.
Ben Wallace, ex-ministre de la défense sous Boris Johnson, reconduit au même poste dans le cabinet formé début septembre, listait il y a quelques mois les défis à relever par son pays : outre la Russie, érigée en menace majeure, la Chine « prête à défier le système fondé sur des règles et la démocratie », le terrorisme « qui est en marche à travers l’Afrique », et la question du nucléaire iranien « qui n’est toujours pas résolue à ce jour ». Il concluait ainsi : « La menace grandit et les investissements doivent continuer à grandir ». Avec l’ambition, annoncée déjà en 2020, de « devenir la première puissance navale en Europe », et la certitude — avec une hausse sensible des crédits militaires — de marquer « la fin d’une ère de repli » (11).
En regard, les « je t’aime, moi non plus » de la relation franco-britannique paraissent de peu de poids. Sur la douzaine de coopérations lancées dans la foulée du traité de Lancaster House, les deux tiers se sont d’ailleurs avérés dix ans plus tard des échecs ou semi-échecs (12), plumant un peu plus le vieux « couple ». Alors que, dans le même temps, le Brexit semblait libérer les initiatives stratégiques du Royaume uni, comme si l’aspiration à un retour à une stratégie globale permettait de retrouver le compagnonnage du grand frère américain, aux avant-postes de l’OTAN, et imposait de retisser une toile d’accords bilatéraux, posant Londres en une métropole retrouvée, en Europe comme dans le monde. Et permettait, en se défaisant des liens de toutes sortes qui entravaient la Grande-Bretagne « européenne », de reprendre notamment ses distances avec le petit Hexagone, prisonnier de son Union bruxelloise, si étriqué à l’heure de la grande geste royale mondialisée à laquelle ont donné lieu les obsèques d’Elisabeth II et la succession de son fils Charles III.