
«Un homme est riche en proportion du nombre des choses dont il sait se passer », écrivait le philosophe, naturaliste et poète Henry David Thoreau, qui vécut deux années dans une cabane retirée au bord d’un lac dans le Massachussetts. Qui saurait se passer des tableaux de Jean-Michel Basquiat ? Pas la fondation Vuitton… En 2018-2019, l’institution arrimée en lisière du Jardin d’acclimatation juxtaposait Basquiat et Egon Schiele, tous deux considérés comme des génies précoces et rebelles, révoltés contre leur époque. Quatre ans après ce show qui lui était dédié, Basquiat, cheveux en pétard, gants de boxe et short en satin, est de retour avec l’exposition « Basquiat × Warhol, à quatre mains », qui s’y tient jusqu’au 28 août. De retour sur les cimaises de ce bel édifice, propriété de la première fortune mondiale, dont les Français ont payé plus de la moitié du coût de construction par le truchement de déductions fiscales… Détail piquant, celle-ci est sise dans le XVIe arrondissement de Paris, avenue du Mahatma Gandhi, du nom du guide spirituel de l’Inde et apôtre de la non-violence, qui se fit le chantre d’une croissance dans le registre de l’être plutôt que dans celle de l’avoir.
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Pourquoi un tel empressement à exposer à nouveau Basquiat, alors que le monde de l’art fourmille, en ces années post covid, de propositions artistiques très stimulantes, s’enquiert-on auprès d’un représentant de l’auguste institution ? « La Fondation n’est pas un musée comme un autre, glisse, un brin gêné, notre interlocuteur, avant d’ajouter : notre précédente exposition Basquiat (en duo avec Schiele) avait été très appréciée par le public (675 000 visiteurs, autant que l’exposition Monet-Mitchell, mais beaucoup moins que celle de la collection Morozov avec ses 1,2 million de visiteurs). Nous sommes un musée privé qui a des passions, et notamment un fort intérêt pour Basquiat ».

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Adossée à la collection d’entreprise de Bernard Arnault, la fondation Vuitton renfermerait, selon les sources, entre cinq et douze toiles de l’artiste, dont « Equals Pi », peinte en 1982. Acquise début 2021 par le géant français du luxe, on l’a retrouvée, quelques mois plus tard, sur une campagne de publicité à la gloire de Tiffany & Co, marque emblématique de l’establishment américain — longtemps très blanc — que le milliardaire venait tout juste d’avaler. Tout de noir vêtus, Jay-Z, et Beyoncé, un diamant jonquille de 128 carats accroché au cou, prennent la pose devant ce tableau d’un très joli bleu turquoise qui rappelle la signature chromatique du joaillier. « En mettant en avant Basquiat, le groupe LVMH s’ouvre de nouvelles perspectives vers un univers plus urbain et métissé. C’est aussi, pour lui, une façon glamour de montrer qu’il est au diapason de notre époque marquée par les questions d’inclusion et de diversité », pointe Emmanuel Delbouis, consultant en stratégie de marques au ministère de la culture. Une façon aussi pour le géant du luxe d’adresser un clin d’œil appuyé aux millenials — aux comptes en banque bien garnis — séduits par le côté électrique et rebelle et par l’aura de la jeune star qui « avait pour projet d’être célèbre », selon les mots du père de l’artiste.
Certains sourient de voir ce cher Basquiat, hérissé contre la société de consommation, transformé en tête de gondole de l’empire du luxe, de la mode, et de la cosmétique
Certains sourient de voir ce cher Basquiat, hérissé contre la société de consommation, transformé en tête de gondole de l’empire du luxe, de la mode, et de la cosmétique, dont on retrouve les œuvres aussi bien chez Gap que Uniqlo. Comme MutualArt, qui relève que « personnalités et médias artistiques sont réticents à critiquer les marques de luxe qui sont de plus en plus synonymes de marques d’art ». The Beaver est plus incisif : « L’art de Basquiat est brut, subversif, sans concession et, plus important : anticapitaliste. Il s’avère qu’il peut également être imprimé sur un sweat à capuche Saint Laurent à 565 livres sterling, qui a très probablement été fabriqué dans un sweatshop en Inde ». D’autres s’amusent de découvrir les œuvres de ce contestataire exposées dans ce formidable outil de promotion et de communication du groupe LVMH. Un outil qui vise à « forger une alliance entre une multinationale du luxe et des “actifs” artistiques capables d’apporter une précieuse valeur ajoutée à ses produits », glisse Jean-Michel Tobelem, professeur associé à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et directeur de l’Institut d’études et de recherche Option Culture. Un peu de prévoyance… En ces périodes, troublées et incertaines, où certains ne penseraient qu’à « manger les riches », selon un slogan attribué à Rousseau.

« Aviez-vous noté qu’en 2006, la marque Louis Vuitton proposait déjà à ses clients de voyager avec Karl Marx, à travers des textes de l’auteur du Capital sur le thème du voyage qu’elle venait de republier ? », au sein d’une collection, Voyager avec, qui proposait des anthologies commentées d’auteurs divers, s’amuse Christophe Rioux, enseignant-chercheur à Sciences Po Paris et spécialiste des industries culturelles et créatives.
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Gageons que les soixante-dix prêteurs de cette belle et grande exposition, qui sont pour l’essentiel des personnes privées, ne devraient pas trop pâtir de la mise en lumière de leurs tableaux cosignés par Basquiat et Warhol. Ces œuvres à quatre mains plafonnent à 11 millions de dollars depuis neuf ans. Très loin derrière les toiles de Basquiat de 1982, les plus cotées du peintre comme Sans titre, acquis, en 2017, pour 110,5 millions de dollars.
« Je ne serais pas surpris de voir ces peintures atterrir sur le marché de l’art dans les prochaines années », glisse Stefano Moreni, vice-Président de Sotheby’s France et spécialiste senior International en art contemporain.
Vous êtes-vous déjà hasardé jusqu’au village d’art Préludien de Chomo, cet environnement singulier émouvant, foutraque et poétique, bâti en forêt de Fontainebleau ? « Je suis riche de pauvreté, ils sont pauvres de richesse », peut-on lire, sur une pancarte, à l’entrée de son « royaume », construit à l’aide d’arbres morts, de tôles ondulées et de bouteilles de verre.