«Où est le maréchal Foch de l’épidémie ? », demande William Dab, ancien directeur général de la santé, pour qui, « la question d’un commandement unifié est absolument essentielle » (1). L’épidémiologiste, qui considère que la doctrine de lutte contre le coronavirus en France est bonne, mais que l’action sur le terrain n’est « pas à la hauteur », affirme que « ce sont les militaires qui ont ce savoir-faire-là » : autorité, organisation, logistique, etc.
Après d’autres, William Dab ajoute ainsi indirectement à la rhétorique utilisée par le président Emmanuel Macron dans son discours du 16 mars : le « nous sommes en guerre » répété à satiété, au risque de créer panique et anxiété. Le président français en a d’ailleurs rabattu un mois plus tard, puisque dans son intervention du lundi 13 avril, il est passé « de la guerre à la résistance », comme le résumait une journaliste de France Inter : adieu aux propos belliqueux, moins de sueur et de larmes, l’espoir d’un déconfinement au bout du tunnel, et un propos nappé d’un soupçon d’autocritique.
Esprit, es-tu là ?
Lire aussi Martine Bulard, « Vive la crise ! (saison 2) », Le Monde diplomatique, avril 2020.
Il est vrai que beaucoup plaide en faveur de cette notion de guerre ou de quasi-guerre anti-coronavirus :
• bien sûr la gravité (on aura atteint deux dizaines de milliers de morts en moins de deux mois), la mobilisation, l’état d’urgence (officiellement « sanitaire », mais en fait davantage) ;
• la « déclaration de guerre » (à un « ennemi invisible ») ;
• le volontarisme : « Nous tiendrons », avec un côté « guerre des tranchées ». Esprit de 14-18, es-tu- là ? (2),
• le « front », les « lignes » (en première, les soignants, héros combattants ; en deuxième, les petites mains des transports, du commerce, soutiers du quotidien, indispensables « services publics » ; et en troisième, les confinés !) ;
• les fermetures de lieux publics et privés, interdictions de rassemblements, autorisations de déplacement, contrôles, couvre-feu, et autres limitations des libertés traditionnelles (Emmanuel Macron lui-même a reconnu que jamais des règles si contraignantes n’avaient été imposées « en temps de paix ») (3) ;
• le « brouillard de la guerre » : on y est en plein, avec ces incertitudes sur la profondeur, la durée de la crise, les moyens de lutter contre le virus, les voies pour en sortir, etc ;
• une guerre déjà perdue, pour beaucoup dans l’opinion, qui reprochent aux gouvernants d’être « des chefs de guerre qui sont incapables de mener des batailles, mais qui savent brillamment justifier leurs échecs » (un lecteur de Marianne, le 27 mars dernier) ;
• une catastrophe économique, la directrice générale du FMI, Mme Kristalina Gueorguieva, annonçant « les pires conséquences depuis la Grande dépression de 1929 », tandis que le président du patronat français, Geoffroy Roux de Bézieux, estimait dans le Figaro du 11 avril que « même en temps de guerre, on n’a jamais connu une crise où on a été obligé de fermer l’économie, dans quasiment tous les pays en même temps, en huit jours » (4).
Bilan : une guerre devenue surtout, faute de prévoyance et de stocks contre d’éventuelles pandémies — celle des masques, tests, respirateurs, médicaments, sur-blouses — une foire d’empoigne nationale et internationale dont seule seule la Chine, bien qu’épicentre de l’épidémie, paraît tirer profit. Rappelons au passage que le Livre blanc sur la défense de 2008 inscrivait les pandémies comme menace à envisager.
Bouts de tissu
Ce n’est donc pas la guerre, la « vraie », comme l’entendent les professionnels chargés de la faire : les militaires. Car l’ennemi est non seulement invisible, mais non-identifiable et non-humain :
• nulle volonté consciente (celle d’imposer sur l’autre un rapport de domination) ;
• sinon pour les stocks, pas de conflit entre États, entre groupes, ou entre individus, égaux ou inégaux, pour l’heure ;
• un ennemi sans état-major, ni stratèges, et « qui ne prend même pas acte de notre déclaration de guerre » (« Propos sur la guerre, ou la fabrique d’une illusion ») ;
• sans possibilité de négocier, arbitrer, réparer, signer quelque traité ;
• sans coalition constituée pour le combattre (à l’image de la mobilisation occidentale en Afghanistan, en Irak etc.) ;
• sans chef de file (les Américains sous Trump étant aux abonnés absents : ils rapatrient leurs soldats, abandonnent leur leadership au Proche-Orient, sortent des traités, quittent les organisations internationales).
Une guerre aussi sans armes : « Qui aurait pu penser qu’on enverrait des médecins à la guerre sans protection, comme des fantassins sans fusils et sans munitions ? », se plaignait le 6 avril dernier un praticien de SOS-Médecins Mulhouse. Ou des armes aussi rustiques que celles qui avaient servi, cent ans plus tôt, contre la terrible grippe espagnole : rester chez soi, se distancer, se fabriquer des masques rudimentaires. « La sixième puissance mondiale à la merci de quelques bouts de tissu », se désole un commentateur.
Sans soldats
Et finalement, une guerre presque sans militaires, sauf cette opération dite « Résilience », aux deux tiers sanitaire, essentiellement en soutien des opérations civiles, mettant en œuvre :
• les 3 porte-hélicoptères de la marine (déployés auprès des îles françaises en Méditerranée, aux Antilles et dans l’océan Indien) ;
• des capacités de transport aérien sanitaire ;
• la mise à disposition des services anti-infectieux dans les hôpitaux du Service de santé des armées (SSA) (5) ;
• le concours aussi d’un régiment médical de l’armée de terre (RMED), et du 2e régiment de dragons, spécialisé notamment dans les risques biologiques et la désinfection, tout comme des unités de pompiers de l’air, de marins-pompiers, ou de sapeurs-pompiers (6) ;
• tandis que des soldats ont assuré aussi la protection de stocks sanitaires stratégiques et de transferts inter-régionaux de malade.
Lire aussi Sonia Shah, « Contre les pandémies, l’écologie », Le Monde diplomatique, mars 2020.
Pendant ce temps, les armées sont restées mobilisées, comme à l’ordinaire, pour la protection de l’espace aérien et des approches maritimes de l’Hexagone et outre-mer, pour l’opération antiterroriste Sentinelle en France métropolitaine, ainsi que dans les diverses opérations extérieures. Cette posture mobilise en permanence une quarantaine de milliers de personnels des trois armes (et plus si on y inclut les relèves, entraînements, congés, etc.), relevant en majorité de l’armée de terre.
En dépit de quelques précautions élémentaires prises notamment à partir de la mi-mars, certains de ces personnels militaires ont été atteints par le virus, comme en témoigne par exemple la contamination d’au moins la moitié de l’équipage du porte-avions Charles-de-Gaulle, placé en quarantaine après un retour précipité à Toulon le 12 avril.
Passage liberticide
Finalement, l’usage et l’abus de cette rhétorique guerrière, même lissée, ne sont-ils pas surtout des accessoires pour parfaire le récit du « roman national » que les gouvernants estiment devoir à leurs administrés ? On serait alors dans la « fabrique d’une illusion », d’un « double » qui « risque de prendre le dessus sur la réalité », s’inquiètent les auteurs de « Propos sur la guerre, ou la fabrique d’une illusion », et de « dévoyer un peu plus les réflexions qui seront nécessaires, une fois l’épidémie endiguée, à l’émergence de nouvelles structures sociétales moins fragiles ». Ils estiment que « l’exécutif a décrété tour à tour une série de restrictions sociales, à une vitesse peut être plus fulgurante que celle de propagation de la maladie (…) alors que rien ne garantit que le passage liberticide que nous vivons actuellement ne s’étale pas dans le temps ».
Lire aussi Serge Halimi, « Dès maintenant ! », Le Monde diplomatique, avril 2020.
Même ordre de préoccupation du philosophe Michaël Foessel dans L’Obs du 9 avril : il estime que le confinement, « bien qu’inévitable, apparaît aussi scandaleux », dans la mesure où il est édicté dans le cadre de ce qui n’est pas une vraie guerre, où « l’inévitable — les morts, la restriction drastique des libertés, le couvre-feu, l’abolition de la limite du temps de travail — devient la norme et perd toute dimension de scandale ». Avec le danger, selon ce philosophe, que le modèle chinois de traque du virus, bâti sur un dispositif universel de suivi numérique des populations, qui enthousiasme en Europe tant de médecins, politiques ou journalistes, ne pourra plus être remis en cause lorsqu’aura cessé l’épidémie.
D’autres, comme le président allemand Frank-Walter Steinmeier, s’efforcent de conjurer toute tentation de repli sur soi : « Non, cette pandémie n’est pas une guerre. Les nations ne sont pas contre les nations, les soldats ne sont pas contre les soldats. C’est un test de notre humanité, a-t-il lancé dans un discours le 11 avril dernier dont notre confrère du site européen B2, Nicolas Gros-Verheyde, loue « le ton juste — ni guerrier, ni larmoyant : un grand discours comme on aimerait que certains dirigeants européens et français en tiennent ».
Avec un nouvel adversaire qui ignore les frontières, « le multilatéralisme est une nécessité vitale », soutient également le géopoliticien Bertrand Badie. Sinon, nous ne survivrons pas » (ID4D, 31 mars). L’espagnol Josep Borrell, chef de la diplomatique européenne, relève lui aussi que, dans une crise, « l’instinct de l’être humain consiste souvent à fermer les frontières et à privilégier le “chacun pour soi” », jugeant que la crise du Covid-19 « n’est pas une guerre, mais y ressemble ». Le haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité insiste surtout sur sa composante géopolitique, la lutte d’influence menée grâce aux moyens modernes de propagande et de communication et à la « politique de la générosité » que pratiquent sans vergogne Pékin et Moscou.
Prix de la victoire
On sait que, pendant la crise sanitaire, les conflits n’ont pas disparu pour autant, à commencer par les accusations croisées de « virus chinois » (Washington) contre « fabrication américaine » (Pékin) ; les sanctions américaines ont été maintenues contre l’Iran, un des pays les plus touchés par le coronavirus, et les moins capables d’y faire face ; les cessez-le-feu au Yémen et en Syrie sont fragiles ; les djihadistes, au Sahel ou ailleurs, n’ont pas signé d’armistice…
Lire aussi Martine Bulard, « Même le coronavirus… », « Chine - États-Unis, le choc du XXIe siècle », Manière de voir n˚170, avril-mai 2020.
En Europe, et singulièrement en France, c’est l’ampleur du choc économique, social et moral qui frappe surtout Stéphane Audoin-Rouzeau, historien de la guerre de 1914-1918 : « Nous ne reverrons jamais le monde que nous avons quitté il y a un mois » — « Pourra-t-on croire comme avant à l’Union européenne, à la libre circulation des individus et des biens, et ne plus se soucier du recul des souverainetés nationales, alors que les États-nations sont réapparus en quelques jours, que l’heure des chefs revient, comme celle des services publics... ? ».
Mais il s’interroge : quel prix pour la « victoire », surtout si le bilan est très lourd, avec des inégalités criantes selon les pays ? De fait, avec cette crise sanitaire majeure, un continent européen confiné dans la paix depuis 1945 est soudain rattrapé par la dimension du tragique, dans un climat de désunion internationale, de marginalisation des Nations unies, d’absence de l’Europe en tant qu’entité unie et active.
Et dans le genre Père-la-Victoire, citons encore William Dab : « On ne gagne pas juste la guerre dans les états majors. On gagne la guerre sur le terrain, sur le terrain sanitaire, sur le terrain social, sur le terrain psychologique ; et puis le temps va venir du terrain économique ».