À soixante ans, Marie-Claire aura quinze ans pour toujours. Cette année-là, en 1971, un jour de printemps, elle suit Daniel, qui a déjà une voiture et épate sa galerie de copains du lycée. Mais sous prétexte de lui faire écouter de la musique chez lui, il la viole sous la menace d’un ciseau. Pour Marie-Claire, c’est la fin de l’enfance. Elle va être pulvérisée par un déchainement de violence. Au bout d’un mois, elle réalise qu’elle est enceinte et doit confier sa honte à sa mère, qui l’élève seule avec sa petite sœur. En 1971, et depuis la loi de 1920, l’avortement est un crime passible de la cour d’assises en France. Contraintes de mettre leur vie en jeu, par leurs propres moyens ou dans des réseaux clandestins, un million de femmes se font avorter et cinq mille en meurent chaque année. Pour faire avorter sa fille par un médecin, la mère de Marie-Claire, employée modeste, devrait débourser 4 500 francs. Qu’elle n’a pas. Alors elle cherche désespérément auprès de ses amies et finit par trouver l’adresse de Madame Bambuck « faiseuse d’anges » qui « débrouille » ce genre de situation et lui prendra 1 200 francs. Sans état d’âme et sans précaution. L’intervention s’avèrera effroyable et laissera Marie-Claire sévèrement traumatisée. Elle touchera encore un peu plus le fond lorsque, sur dénonciation de Daniel, petite frappe jusqu’au bout, la police débarque sans ménagement au domicile familial pour l’arrêter ainsi que sa mère.
Lire aussi Mona Chollet, « Les acquis féministes sont-ils irréversibles ? », Le Monde diplomatique, avril 2007.
Loin d’être une fiction, « Hors la loi », mis en scène au Théâtre du Vieux Colombier, avec la troupe de la Comédie Française, est fondé sur des faits réels. Marie-Claire Chevalier n’est autre que celle qui allait marquer l’histoire féministe et judiciaire au procès de Bobigny à l’automne 1972 et conduire deux ans après, en 1974, à l’adoption de la loi Veil autorisant l’IVG (interruption volontaire de grossesse). Marie-Claire doit son geste courageux, qui l’expose, à sa rencontre avec Gisèle Halimi. L’avocate s’est illustrée dans la défense des militants du Mouvement national algérien (MNA) et du Front de libération national (FLN) et a été durablement marquée par les abominations et les tortures qu’elle a combattues. Elle a notamment coécrit, en 1962, avec Simone de Beauvoir, un livre, Pour Djamila Boupacha une militante algérienne du FLN dont elle a obtenu l’acquittement. Pour elle, il n’y a que deux solutions. Soit continuer à considérer l’avortement comme un crime et s’excuser. Soit dénoncer une loi inique et obsolète et faire de l’inculpation de Marie-Claire un combat pour toutes les femmes. Une défense de rupture qui veut mettre l’État en accusation. Militante anticolonialiste et féministe, Gisèle Halimi est depuis longtemps mobilisée contre cette loi qui frappe surtout les plus pauvres qui n’ont pas les moyens de la contourner. Elle est en première ligne de l’association Choisir la cause des femmes qui lutte pour son abrogation. Elle est signataire du « Manifeste des 343 », publié par Le Nouvel Observateur, le 5 avril 1971, où 343 femmes s’accusent publiquement d’avoir avorté. Parmi elles, Simone de Beauvoir, Marguerite Duras, Delphine Seyrig, Brigitte Fontaine, Marceline Loridan, Jeanne Moreau, Ariane Mnouchkine, Catherine Ribeiro, Yvette Roudy, Monique Wittig…
Cette défense offensive est au cœur de la pièce. L’histoire intime et personnelle de Marie-Claire, cantonnée d’abord à l’espace de l’appartement : salle à manger-cuisine au centre avec la chambre des enfants à cour et celle de la mère à jardin, va être propulsée dans l’espace public et médiatique du tribunal. Pauline Bureau s’est clairement nourrie des minutes du procès (éditées chez Gallimard), consignant les témoignages — outre des militantes engagées pour la cause des femmes, ceux de Michel Rocard (alors député socialiste et qui prépare une proposition de loi pour la dépénalisation de l’avortement) et du professeur Monod —, les réparties de Gisèle Halimi, cinglantes et étayées, les remarques sexistes et patriarcales des juges et du procureur. En déroulant cette histoire, elle fait aussi le portrait d’une époque et des années post-68 où les femmes aussi veulent prendre une autre place. Elles signent des tribunes et sont dans la rue, déferlantes et bouillonnantes : « La révolution ne se fera pas sans les femmes », « Mon corps m’appartient » « Un enfant si je veux, quand je veux »…
Lire aussi Sylvie Rosenberg-Reiner, « Du “crime contre l’État” à la loi Veil », Le Monde diplomatique, octobre 2015.
Les images d’archives viennent servir la mise en scène et contextualiser un texte que Pauline Bureau a écrit après une recherche colossale qui a commencé par celle de Marie-Claire Chevalier. Après des dizaines de coups de fil au hasard, elle finit par tomber sur sa mère puis sur elle. Et par lui faire accepter, alors qu’elle était retournée à l’anonymat, de remettre son histoire au grand jour. Parce qu’elle parle encore à toutes. Parce qu’aujourd’hui les commandos anti-IVG ont le vent en poupe. Que de plus en plus de médecins refusent de pratiquer une IVG en recourant à la clause de conscience. Qu’un peu partout, en Europe et dans le monde, ce droit fondamental se voit remis en cause.
Les neuf comédiens et comédiennes qui incarnent tous les rôles : Martine Chevallier (Marie-Claire Chevalier à 60 ans), Coraly Zahonero, Alexandre Pavloff, Françoise Gillard (Gisèle Halimi) Laurent Natrella, Danièle Lebrun, Claire de La Rüe du Can (Marie-Claire à 15 ans), Sarah Brannens et Bertrand de Roffignac se sont emparés de cette histoire avec passion et justesse. Après la mise en scène troublante et inventive de Mon cœur, où elle autopsiait avec brio le scandale des prescriptions abusives et criminelles du Mediator, Pauline Bureau confirme un goût et un talent pour un théâtre politique d’investigation et de création.
Jusqu’au 7 juillet au Théâtre du Vieux Colombier.
Comédie Française
21, rue du Vieux Colombier — Paris 6ème
Tél. : 01 44 58 15 15
Texte à paraître aux éditions Actes Sud-Papiers