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Ils l’appelaient Sophia ...

L’opération navale européenne de lutte contre les passeurs de migrants au large de la Libye, dite « Sophia », est en sommeil depuis un an, en raison de tensions entre Bruxelles et le gouvernement italien de l’époque. Le nouvel exécutif européen pour la politique étrangère et la défense, qui commence tout juste à être opérationnel à Bruxelles, a bien failli ne pas pouvoir lui trouver de successeur…

par Philippe Leymarie, 21 février 2020
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Patrouilleur de haute mer Jacoubet au large des côtes libyennes dans le cadre de l’opération Sophia, 2016.
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Née le 24 août 2015 à bord de la frégate allemande « Schleswig-Holstein », en cours d’opération en Méditerranée centrale dans le cadre de l’opération EUNAVFOR Med, une petite Somalienne avait été prénommée Sophia — en référence à la princesse prussienne Sophie de Schleswig-Holstein. Dans un élan de compassion, son prénom avait été accolé à la dénomination officielle de l’opération navale européenne de lutte contre les passeurs de migrants au large de la Libye. C’est cette opération qui était au point mort depuis un an. Les autorités lui ont enfin trouvé un successeur, ou plutôt un succédané. Mais ce fut laborieux…

« Je comprends que l’Europe ne soit parfois pas capable de faire de la politique mondiale, mais elle doit être capable de faire de la politique européenne » : le ministre des affaires étrangères du Luxembourg, Jean Asselborn, se désolait ces jours-ci que, depuis plusieurs semaines, l’Autriche — un pays d’ailleurs sans marine, tout comme le petit Grand-Duché — oppose un ferme veto à une reprise des opérations navales européennes en Méditerranée.

Avec le soutien de l’Italie — qui avait fait capoter Sophia en refusant, à partir de début 2019, d’ouvrir ses ports aux navires chargés de migrants — l’Autriche a estimé qu’un retour de navires des marines européennes ferait l’effet d’un « ticket pour l’ Europe à des milliers de migrants illégaux », et remplirait au surplus les caisses des passeurs.

Les navires de l’opération Sophia, créée en 2015 alors que se multipliaient les traversées vers les côtes européennes de migrants du Proche-Orient et d’Afrique, avaient certes arrêté quelques trafiquants et confisqué leurs embarcations, mais surtout permis — avec le soutien de navires appartenant à des organisations humanitaires — le sauvetage de milliers de migrants en danger de mort, et peut-être accentué la poussée migratoire par un effet d’aspiration.

Front miné

Lire aussi Benoît Bréville, « Immigration, un débat biaisé », Le Monde diplomatique, novembre 2018.

À la tête depuis quelques mois du département des affaires étrangères d’une Union européenne selon lui « en quête de puissance et du langage de la puissance », et désireux de faire jouer un rôle à l’Union dans le règlement de l’inquiétante crise libyenne, Josep Borrel, ancien chef de la diplomatie espagnole, souhaitait relancer Sophia sous une forme ou une autre, mais craignait d’avoir à affronter le « ridicule » d’un nouvel échec, sur ce front déjà passablement miné de l’Europe de la défense.

Pour sortir d’une situation de blocage, et lever notamment l’interdit autrichien et les fortes réticences italiennes ou hongroises, un compromis a finalement été obtenu le lundi 17 février au soir, qui devra être confirmé lors d’une nouvelle réunion des ministres européens des affaires étrangères le 13 mars prochain, quelques jours avant la fin du dernier mandat confié à Sophia.

La feuille de route ainsi tracée, à laquelle les ambassadeurs auprès de l’UE et les chefs militaires de l’Union doivent donner un contenu plus technique dans les semaines à venir, prévoit que :

 il s’agit d’une nouvelle opération ;
 son but sera d’abord de faire appliquer l’embargo des Nations unies sur les armes destinées à la Libye ;
 ce sera une opération combinée, avec composantes aérienne, satellitaire, mais aussi maritime ;
 la zone d’opération sera définie en adéquation avec le but de l’opération ;
 à titre secondaire seulement, l’opération pourra participer à la lutte contre le crime organisé, ou à l’entraînement des garde-côtes libyens ;
 les flux de populations et leur impact seront observés régulièrement par le commandement de l’opération ;
 en cas de poussée migratoire dans leur secteur de patrouille, les moyens maritimes européens seront aussitôt retirés de la zone.

Clause de rappel

Un arrangement « a minima » qui appelle quelques explications :

 c’est donc la fin de Sophia, lancée après un naufrage en 2015 au large de Lampedusa, qui avait causé la mort de huit-cents migrants ;
 sous le nom conservé d’EUNAVFOR Med, mais sans la mention « Sophia », la nouvelle opération doit se concentrer désormais sur les trafics d’armes à destination des belligérants en Libye : l’armée nationale libyenne (ANL) du maréchal Khalifa Haftar, soutenue surtout par l’Égypte, la Jordanie, les Émirats unis ; les forces du gouvernement d’accord national (GAN) dirigé par Faïez Sarraj, qui a le soutien de la Turquie ou du Qatar, et la reconnaissance officielle de l’ONU ;
 le retour des bâtiments européens (après une pause d’un an) a une signification assez politique, et permettra — grâce à la liberté dont jouissent en haute-mer les marines de guerre modernes, et aux moyens d’intervention efficaces dont elles disposent — de contrôler des navires suspects ; mais le recours à l’observation aérienne ou satellitaire sera d’autant plus nécessaire qu’une partie de ces livraisons d’armes s’effectuent par voie aérienne et terrestre ;
 la zone de patrouille envisagée se situe loin des routes migratoires habituelles, plus à l’est de la Libye, au large de l’Égypte, du Canal de Suez, et au nord vers la Turquie, ce qui est plus logique s’agissant de guetter cette fois des transports d’armement ;
 l’Autriche et ses soutiens ne se sont ralliés à cet arrangement qu’au prix d’une « clause de rappel » : si un effet d’attraction migratoire se manifestait dans la ou les zones de patrouille des navires des marines européennes, il faudra les en retirer aussitôt, et les déployer ailleurs, ou les ramener dans leurs ports.

Nouvelles règles

Lire aussi Romain Mielcarek, « Impuissance ou cynisme face aux ventes d’armes européennes », Le Monde diplomatique, septembre 2019.

« Sophia fait désormais partie de l’histoire ancienne », s’est en tout cas réjoui le ministre autrichien des affaires étrangères à la fin de la réunion fondatrice de la nouvelle opération, lui qui avait multiplié jusque-là les manœuvres d’obstruction. EUNAVFOR Med risque d’ailleurs de générer quelques tensions diplomatiques, si les contrôles ou arraisonnements devaient buter par exemple sur les souverainetés égyptienne (soutien du maréchal Haftar), ou turque (soutien du gouvernement de Tripoli).

Les difficultés techniques ne manquent pas non plus : une mise en commun internationale du renseignement est nécessaire pour sélectionner les transits suspects ; la détection de la présence même des armes sur un navire ou un aéronef n’est pas aisée (dissimulation des chargements, documents falsifiés, etc.) ; une action dissuasive doit aller jusqu’à des saisies, et ne peut se concevoir sans des moyens de type commando marine, des équipes de visite et d’enquête.

En outre, des problèmes de leadership peuvent se poser : jusqu’ici, le commandement de Sophia était basé à Rome, et exercé par un vice-amiral italien, en dépit des tensions italo-européennes de ces dernières années, qui avaient finalement abouti à une suspension en mars 2019 de la composante navale de l’opération. Le changement de nature d’EUNAVFOR MED pourrait imposer un nouveau concept d’opération, de nouvelles règles d’engagement, ainsi qu’un nouveau quartier général maritime, ou en tout cas un nouveau commandement, qui pourrait échoir à un amiral espagnol, grec, ou français.

Comedia dell’arte

Sophia ne sera pas regrettée par tous. Réduite en 2019 et en ce début d’année 2020 à une simple mission d’observation aérienne, sans moyen de donner une suite concrète à ses constatations, son bilan global est mince : en trois ans, 2 377 contacts radio avec des navires croisant au large de la Libye, 170 « approches amicales » (vérifications effectuées avec consentement), 6 contrôles à bord, et 2 saisies seulement, concernant le même navire libyen, El Mukhtar, les 1er mai et 19 juin 2017. Et depuis, plus rien.

Ce qui fait écrire à notre confrère B2 de Bruxelles, que — côté « contrôle de l’embargo sur les armes » — « l’encéphalogramme de l’opération européenne est plat ». Depuis juin 2019, ajoute-t-il, c’est pire, puisque « plus aucun contrôle n’est effectué, l’opération maritime n’ayant… plus de navire. On est alors plus proche de la comedia dell’arte que de l’opération militaire ». Il précise en outre que l’opération sœur de l’OTAN Sea Guardian, qui a peu de navires sur zone, « évite comme la peste de mettre le doigt dans l’engrenage du contrôle de l’embargo sur les armes. Trop gênant… ». Un bilan peu glorieux qui étonne Nicolas Gros-Verheyde, vu le trafic existant en Méditerranée, « où malgré les difficultés de détecter des traces de trafic d’armes, les experts de l’ONU documentent rapport après rapport des violations régulières de l’embargo, par terre, par air et par mer (bénéficiant des renseignements de plusieurs pays… et de l’opération Sophia) ».

Dans le contexte d’un « chaos attisé par les intérêts étrangers » (1), tout ce qui peut empêcher que le conflit en Libye soit alimenté par des acteurs extérieurs peut sembler souhaitable. C’est le cas sans doute avec ces efforts pour faire appliquer l’embargo sur les armes à destination des factions dans ce pays, que les Nations unies, paralysées par les divisions au sein du Conseil de sécurité, sont incapables de faire respecter, en dépit de violations régulières et documentées.

Lire aussi Patrick Haimzadeh, « Vers une nouvelle intervention en Libye ? », Le Monde diplomatique, février 2016.

Or, relève Virginie Collombier, professeur à l’Institut universitaire européen de Florence, spécialiste de la Libye, « des armes de plus en plus sophistiquées sont acheminées vers le théâtre libyen et le risque d’escalade est bien réel », au moment où au contraire les chances d’un règlement politique intérieur comme international paraissent proches de zéro. Reste au moins à l’Union européenne à tenter de prouver qu’avec l’opération qui prendra la suite de Sophia, elle pourra dissuader, voire arrêter une partie au moins des flux d’armement qui entretiennent la guerre civile libyenne.

Philippe Leymarie

(1Cf. Diplomatie n° 54, janvier 2020.

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