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Au nom de la sécurité

Israël à la reconquête de l’Afrique

La guerre qui met à feu et à sang l’Ukraine et risque de déstabiliser l’économie mondiale fait au moins un heureux : le secteur industriel et commercial de l’armement. Témoin le dernier grand salon du genre, en France : Eurosatory, consacré à l’équipement des soldats des armées de terre (armement individuel, artillerie, blindés, robots) jusque dans leur dimension aérienne (hélicoptères, missiles, drones) — ainsi qu’aux panoplies des forces de police et de sécurité dans le monde entier, au nom du continuum désormais traditionnel entre défense et sécurité.

par Philippe Leymarie, 23 juin 2022
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Maerten de Vos. — « Licorne », 1572.

Israël était une des vedettes d’Eurosatory (1). Son industrie de l’armement, qui décroche ces temps-ci des contrats-records, jouit d’un soutien constant de l’État, qui considère la vitalité de ce secteur comme une condition de sa survie. Un pavillon national, parrainé par le ministère israélien de la défense, regroupait une cinquantaine d’entreprises spécialisées, dont bien sûr les cadors du secteur : les groupes publics Rafael et Israel Aerospace Industries (IAI), ainsi que la compagnie privée Elbit : à elle seule, elle a enregistré l’an dernier un carnet de commandes de 13,7 milliards de dollars, et réalisé plus de 5 milliards de chiffres d’affaires, dont un tiers aux États-Unis — protecteur traditionnel du « petit » Israël.

Lire aussi Gideon Levy, « Israël ou la religion de la sécurité », Le Monde diplomatique, octobre 2016.

Les ventes d’armes produites en Israël ont atteint en 2021 un record de 11,3 milliards de dollars. Elles ont bondi de 55 % sur deux ans, portées, comme ailleurs dans le monde, par l’accroissement de la tension entre Européens et Russes ; par les besoins créés dans les conflits au Proche-Orient et en Asie ; et plus récemment par les perspectives ouvertes par les accords dits « d’Abraham » (2), et de la guerre ouverte en Ukraine.

Licornes en fête

L’industrie israélienne, qui s’appuie sur ses liens organiques avec l’appareil d’État et sur la vaste expérience opérationnelle de son armée  combat proven »), est particulièrement performante en matière de radars et systèmes d’alerte (le premier poste d’exportation, avec 16 %), de systèmes aériens sans pilotes et drones (15 %), de missiles et munitions, et dans tout ce qui touche à la cybersécurité. Le pays a été classé dixième exportateur mondial sur la période 2017-2021, avec 2,4 % du total, faisant mieux par exemple que la Turquie, également en pleine expansion (3).

Dans le monde, une « licorne » sur trois est israélienne.

Les entreprises israéliennes de cybersécurité, surtout, affichent une santé insolente : elles ont réussi à mobiliser 2,9 milliards de dollars d’investissements en 2021 — soit le triple de l’année précédente — et à lever 8,8 milliards au fil de plus d’une centaine de transactions. Dans le monde, une « licorne » (entreprise au capital dépassant le milliard) sur trois est israélienne. Ce secteur industriel, considéré comme un moteur majeur de croissance, est en tête à l’échelle mondiale. Il est en pointe dans la maîtrise des applications recourant à l’intelligence artificielle, et dans les logiciels pour le recueil et le tri du renseignement, ainsi que l’a illustré le scandale autour des écoutes réalisées au profit d’une dizaine d’États à l’aide du logiciel-espion Pegasus, vendu par la firme israélienne NSO.

À l’index

Si l’Europe a été ces dernières années le principal client des entreprises israéliennes, la sécurité redevient un axe important des relations entre Israël et le continent africain. Le 31 mai dernier, au cours d’une conférence organisée à Paris, le chef de la diplomatie, Yaïr Lapid — qui va devenir premier ministre par intérim avant la tenue d’élections législatives anticipées, prévues cet automne — a affirmé « qu’aujourd’hui, Israël est de retour en Afrique », retour qui est désormais selon lui une « priorité ».

Appuyé sur son agence de coopération, le Mashav, ainsi que sur des firmes privées, Tel-Aviv propose une large palette de services : la vente et la mise en œuvre d’armes de tous calibres, d’équipements de surveillance, ainsi que des modules de formation militaire et policière, du conseil et de l’assistanat à la sécurité ou à la gestion de crise, etc. — depuis longtemps des domaines d’excellence des Israéliens, au même titre que l’« antiterrorisme » ou, dans le domaine civil, les techniques agronomiques et la gestion de l’eau.

Le colloque de Paris, coorganisé par l’ambassade d’Israël en France et l’American Jewish Commitee, se veut une nouvelle opération séduction en direction du continent africain, pour profiter d’une période « pleine de promesses et d’attentes », selon le mot de l’ambassadeur d’Israël à Dakar, Ben Burgel : « Notre classe dirigeante est désireuse de pouvoir approfondir notre relation avec l’Afrique ; et les opérateurs économiques sont à la recherche aussi de partenariats » (4).

Âge d’or

Le gouvernement israélien cherche à retrouver le niveau de relations de la fin des années 1950, et de la décennie 1960, lorsque des jeunes États africains se montraient sensibles aux charmes d’une nation nouvelle, entreprenante, se posant en alternative à la coopération avec les anciennes métropoles coloniales. Une tournée historique de la première ministre Golda Meir, notamment au Ghana (où Israël avait ouvert une première représentation diplomatique dès 1956), avait débouché sur la création du Mashav. Cet âge d’or, qui avait conduit Tel-Aviv à être accepté comme observateur au sein de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA), ancêtre de l’Union africaine (UA), a pris fin dans le sillage des guerres des six jours (1967) et de Kippour (1973), la plupart des États africains rompant alors leurs relations diplomatiques avec lui, à l’exception de l’Afrique du Sud (à l’époque sous régime de l’apartheid).

Lire aussi Alain Gresh, « Regards sud-africains sur la Palestine », Le Monde diplomatique, août 2009.

Des liens ont été renoués progressivement et discrètement à partir des années 1990, à la suite de la signature des accords d’Oslo (1993), notamment avec des États d’Afrique de l’Est, considérés par Tel-Aviv comme « stratégiques » : Ouganda, Kenya, Éthiopie, Rwanda. Depuis 2009, le premier ministre Benyamin Netanyahou s’était donné pour objectif de rétablir au moins les relations diplomatiques avec le maximum d’États du continent. Un objectif largement atteint, relève Benjamen Augé, chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI), auteur d’un rapport en 2020 sur les relations Israël-Afrique, « même si Netanyahou n’avait n’a pas fait des relations israélo-africaines une véritable priorité de sa politique étrangère ». Aujourd’hui, une quarantaine de pays africains ont des échanges diplomatiques avec Israël. Ce dernier déploie une quinzaine d’ambassades sur le continent (contre une trentaine avant la guerre de Kippour).

Veille du Mossad

« Nous nous sommes rendu compte il y a déjà quelques années qu’il n’y avait aucune raison pour que les pays africains soient automatiquement hostiles à Israël », expliquait récemment Ram Ben Barak, président de la commission des affaires étrangères de la Knesset, et ancien directeur adjoint du Mossad (5). Même en période de glaciation israélo-africaine, assure de son côté Yehuda Lancry, ex-ambassadeur en France et à l’ONU, la centrale du renseignement extérieur israélien avait « toujours maintenu un canal sécuritaire avec les États. La relève de l’action gouvernementale a été prise par des sociétés privées israéliennes, employant des anciens agents de l’Unité 8200, du Mossad et de l’armée, qui ont un dialogue en Afrique au niveau présidentiel ».

Le parlementaire rappelle que « les relations sécuritaires avec l’Afrique n’avaient pas attendu la déferlante terroriste ». Et, de fait, Israël était devenu, au fil du temps, une référence dans le secteur de la sécurité, proposant à des pays d’Afrique centrale et de l’Est ses conseillers spéciaux, de petites unités commandos, des drones, des équipements de surveillance et de collecte du renseignement, des vedettes navales rapides, des outils de cyberdéfense, etc. Les tensions autour du Cameroun, du Nigeria, du Tchad, et maintenant dans l’ensemble du Sahel ont étendu son potentiel de prospection et d’intervention.

D’un apartheid à l’autre

Ces dernières années, c’est bien par le biais de l’antiterrorisme que le dialogue s’est réchauffé avec une série de pays africains : la Guinée, le Tchad, la République démocratique du Congo, le Soudan, et le Maroc se sont ajoutés récemment aux partenaires déjà anciens, comme le Kenya ou l’Ouganda — au point qu’Israël était proche l’an dernier de décrocher à nouveau le statut d’observateur à l’Union africaine, qui lui avait été retiré par l’ancienne OUA. C’était sans compter la résistance de deux poids lourds de l’UA, aux antipodes du continent : l’Algérie et l’Afrique du Sud.

Ce dernier pays, principal partenaire économique d’Israël, n’est pas près d’oublier l’ancienne connivence de Tel-Aviv avec le régime sud-africain d’apartheid, surtout au moment où Amnesty international, après Human Rights Watch, et l’ONG israélienne B’Tselem, dépeint dans les mêmes termes — apartheid veut dire « séparation » en afrikaans — la situation actuelle des Palestiniens en Israël. Alger et Pretoria ont obtenu que la procédure d’attribution du statut d’observateur soit suspendue. Un comité de conciliation a été mis sur pied, afin d’éviter une possible scission au sein de l’organisation… et la décision renvoyée à plus tard.

Israël en tout cas mise sur l’Afrique pour se renforcer à l’international. L’actuelle opération de charme, si elle est poursuivie par le gouvernement issu des prochaines élections, vise notamment à obtenir des appuis sur la scène diplomatique et à contrer ainsi la tendance des États africains à voter en masse contre Israël dans les forums internationaux comme l’Assemblée générale des Nations unies ou le Conseil des droits de l’homme — ce qui en fait un des États les plus isolés du monde, sur le plan politique.

Coups de pouce de Trump

La normalisation, fin 2020, des relations de Jérusalem avec le Maroc a été l’étape la plus spectaculaire du récent dégel. Le ralliement de Rabat, sous l’impulsion de Donald Trump, a été obtenu en contrepartie d’une reconnaissance par le gouvernement américain de la « souveraineté » marocaine sur le territoire disputé du Sahara occidental. Depuis, des lignes aériennes directes ont été ouvertes, et des accords ont été conclus dans le domaine de l’eau, et surtout de la cyberdéfense, portant, selon la direction de ce secteur en Israël, sur « la coopération opérationnelle, la recherche, le développement et le partage d’informations ».

Lire aussi Olivier Pironet, « Israël, source de déstabilisation régionale », « Le Maghreb en danger… », Manière de voir n˚181, février-mars 2022.

Il a fallu un autre coup de pouce américain — la levée des sanctions de Washington, et notamment le retrait de Khartoum de la « liste noire » des États accusés de financer le terrorisme — pour amener le Soudan à abroger une loi sur le boycott d’Israël remontant à 1958, et à signer les « accords d’Abraham ». Par ailleurs, en novembre dernier, le Malawi — un des seuls États du continent africain à avoir eu des liens continus avec Israël depuis 1964 — a été le premier pays africain à ouvrir une ambassade directement à Jérusalem (et non pas à Tel-Aviv, comme la plupart des autres États).

Cette « reconquête » de l’Afrique aurait sans doute été plus consistante si Israël avait été en mesure d’y consacrer des ressources plus abondantes. Les échanges économiques globaux sont restés relativement faibles, avec 685 millions de dollars d’exportations vers l’Afrique en 2021, soit 1,3 % du total. Retour, relance, réchauffement, « défis et opportunités », comme dit l’intitulé du colloque tenu à Paris : sans doute, mais il y a, pour le moins, des marges de progrès, même si Israël ne peut espérer se comparer aux mastodontes de la coopération avec le continent — actuellement, surtout la Chine et la Turquie.

Philippe Leymarie

(1Comme son nom ne l’indique pas, ce salon s’est déroulé durant une semaine au parc des expositions de Villepinte, au nord de Paris : anciennement, il se tenait dans un camp militaire proche de Versailles, à Satory.

(2Signés par Jérusalem, sous les auspices de la présidence Trump, avec les Émirats arabes unis et le Maroc, et dans le futur peut-être avec l’Arabie saoudite.

(3Dans l’autre sens, Israël est le quatorzième plus grand importateur d’armes, avec 1,9 % de la part mondiale, également en augmentation ces dernières années : des achats effectués aux neuf dixièmes auprès des États-Unis, notamment pour l’acquisition de chasseurs F35.

(4Marine Pennetier, « Israël mise sur l’Afrique pour se renforcer à l’international », AFP, 2 juin 2022.

(5François Clémenceau, « Israël se relance en Afrique », JDD, 29 mai 2022.

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