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Lettre de Turquie

Istanbul lance la bataille présidentielle

par Melda Dogan, 26 décembre 2022
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Devant l’hôtel de ville d’Istanbul, après la condamnation d’Ekrem Imamoglu, le 14 décembre 2022.
cc Kurmanbek

Situé devant l’hôtel de ville d’Istanbul, le parc Sarachane est un lieu symbolique de l’histoire politique turque. En 1998, l’ascension de M. Recep Tayyip Erdogan a commencé à cet endroit. Condamné à la prison pour y avoir lu un poème faisant référence au djihad (1), le futur président turc avait su utiliser cet épisode pour bâtir sa popularité.

Le jeudi 15 décembre 2022, l’histoire se répète. Des dizaines de milliers de Stambouliotes se sont rassemblés dans ce parc pour soutenir M. Ekrem Imamoglu. Le maire de la ville vient d’être condamné à deux ans et sept mois de prison pour avoir qualifié d’« idiote » l’annulation des élections municipales par le Haut conseil électoral. Membre du Parti républicain du peuple (CHP), M. Imamoglu ambitionne d’être le candidat de l’Alliance de la nation qui regroupe les six partis d’opposition (CHP, Bon parti [Iyi Parti], Parti pour le développement et le progrès [Deva], Gelecek, Saadet, Parti démocrate) au scrutin présidentiel de juin 2023 face à M. Erdogan [NDLR : Le parti démocratique des peuples, HDP, de gauche et prokurde, troisième formation du pays, ne fait pas partie de cette coalition]. « Je n’ai absolument pas peur de leur verdict illégitime. Je n’ai pas de juges pour me protéger, mais j’ai 16 millions d’habitants d’Istanbul et notre nation derrière moi. » lance l’édile, devant les représentants des formations politiques qui l’ont désigné comme porte-drapeau. « En tant que maire d’Istanbul, je promets d’être le soldat le plus travailleur des six partis de la coalition. »

La foule applaudit et scande « Droits, loi, justice ! » Parmi elle, Suleyman, un retraité, se fait remarquer grâce à sa coiffe, un symbole de religion et de conservatisme. Le vieil homme se souvient de ce parc, il y a ving-quatre ans, en 1998. « La première fois que je suis venu ici, raconte-t-il, c’était pour soutenir le maire d’Istanbul pour qui j’avais voté : M. Erdogan, raconte-t-il. Je suis membre du parti Saadet, le parti conservateur de droite dont le futur chef de l’État était alors membre. Mais je ne peux pas rester silencieux face aux injustices. Plus nous restons silencieux, plus on nous opprime ».

Les jeunes sont nombreux parmi l’assistance. Certains voteront pour la première fois en 2023. « C’est la première fois qu’on assiste à un rassemblement », confient deux étudiants de 20 ans. Confrontés à de nombreux problèmes comme le logement et un marché du travail fermé, la justice semble rester la priorité absolue. Un groupe de trois jeunes femmes chante des slogans en dansant. « Nous ne sommes affiliés à personne sur le plan politique, mais nous sommes ici simplement pour être en solidarité et nous opposer à cette injustice », déclare Ada, 19 ans.

Six millions de jeunes voteront pour la première fois lors de la présidentielle, et le Parti de la justice et du développement (AKP) de M. Erdogan cherche à séduire ce nouvel électorat. Un fossé générationnel semble se creuser entre les partisans de l’AKP et leurs enfants. Osman, 20 ans, avoue avoir rejoint discrètement le parc Sarachane ce 15 décembre. « Mes parents ne seraient pas contents s’ils apprenaient que je suis ici. Ils soutiennent Erdogan, mais je veux être du côté de la légitimité. »

Ce rassemblement augure-t-il de la désignation de M. Imamoglu comme candidat de l’opposition à la présidentielle ? Le sentiment général qui en émane rappelle celui de la présidentielle de 2020 aux États-Unis, quand les électeurs américains cherchaient davantage à chasser M. Donald Trump du pouvoir qu’à élire M. Joseph Biden. La volonté de voir M. Erdogan quitter la tête de l’État pourrait fédérer les mécontents.

Dilara, une étudiante de 20 ans, dénonce la mainmise d’un seul homme sur le système judiciaire. « Erdogan considère Imamoglu comme son plus grand rival, mais cette condamnation choque même ses propres partisans, estime la jeune femme. En fait, je veux que le maire d’Ankara, Mansur Yavas, devienne président, mais honnêtement, je soutiendrai le candidat que la coalition d’opposition choisirait. » Ahmet (29 ans), membre du Bon parti, soutient également le maire d’Ankara. « Mais il s’agit davantage de former une union contre Erdogan, donc nous allons soutenir le choix de la coalition d’opposition. »

Injustice

Ceux qui ne connaissent pas très bien la Turquie pourraient croire que, M. Erdogan représentant la partie dite « conservatrice » de la société », les femmes portant le hijab devraient soutenir l’AKP parce qu’il leur a ouvert les universités et les emplois publics. Mais, Merve, une jeune fille voilée de 25 ans, rejette un tel cynisme. « Je n’ai pas d’opinions politiques, explique-t-elle. Mais je n’approuve tout simplement pas la décision du tribunal d’emprisonner Imamoglu. Cela s’est produit dans le passé avec Erdogan, je n’appréciais pas alors, je n’approuve pas maintenant. Les deux sont injustes. » À cette situation politique tendue s’ajoute la crise économique qui frappe le pays de plein fouet. L’inflation explose (84,39 % en novembre 2022), la livre turque dégringole et les signes d’appauvrissement de la population se multiplient. La moitié des salariés turcs perçoivent le salaire minimum, soit 5 500 livres turques, moins de 300 euros par mois.

Alors que les six chefs des partis d’opposition poursuivent leur discours à la tribune, la pluie se met à tomber. Mehmet, propriétaire d’un restaurant voisin depuis plus de vingt-cinq ans se souvient du jour où M. Erdogan a organisé un rassemblement dans ce même parc. « Je l’ai soutenu à l’époque parce que je pensais qu’il était injuste qu’il soit condamné, confie-t-il. C’est pourquoi j’ai voté pour lui. » Mehmet vient de Diyarbakir, une ville de l’est de la Turquie, majoritairement peuplée de Kurdes et aussi l’une des villes qui votent traditionnellement pour le HDP. Plusieurs maires de ce parti ont été démis de leurs fonctions et remplacés par des proches du pouvoir en 2016. Son président lui-même, M. Selahattin Demirtas, est emprisonné depuis six ans. « Si les gens avaient réagi à l’époque, Erdogan n’aurait jamais osé condamner le maire d’Istanbul, déplore Mehmet. Si nous restons silencieux, il va essayer de rester au pouvoir à vie ». Soudain, l’ex-ministre de l’économie et des finances, M. Ali Babacan, qui a quitté l’AKP et fondé le Parti pour le développement et le progrès en 2020, monte sur la scène. « Je dénonce l’arrestation illégale de Demirtas », déclare-t-il, effectuant un parallèle tardif mais bienvenu entre le sort de ce dernier et celui de M. Imamoglu.

La coalition de l’opposition n’ayant pas encore pris de décision concernant le candidat commun à la présidence, la décision contestée de la justice pourrait-elle favoriser le maire d’Istanbul ? La présidente du Bon parti, Mme Meral Aksener, a choisi depuis longtemps. Elle a quitté Ankara dès l’annonce de la condamnation de M. Imamoglu pour confirmer son soutien appuyé. Le chef du CHP, M. Kemal Kilicdaroglu, a de son côté annulé son déplacement en Allemagne pour organiser le rassemblement.

Depuis qu’il est maire d’Istanbul (2019), M. Imamoglu affirme subir l’hostilité du gouvernement : un crédit pour la construction d’une nouvelle ligne de métro a notamment été rejeté par les banques d’État, obligeant la municipalité à chercher des financements à l’étranger. Comme l’indique l’édile sur son compte Twitter, la municipalité a « réussi à émettre 580 millions de dollars d’euro-obligations sur les marchés de capitaux internationaux » pour financer cette infrastructure.

M. Imamoglu critique aussi l’accueil des exilés syriens. « Le nombre de réfugiés est de 5 millions, dont 1 million d’enfants nés en Turquie depuis leur arrivée. » avance-t-il. Il demande la suppression des enseignes en arabe des commerces appartenant à des réfugiés syriens, et l’arrêt de la gratuité des transports les jours fériés pour ces populations.

M. Imamoglu se montre plus conciliant que le président Erdogan sur la question des relations entre la Turquie et l’Union européenne (UE). À l’invitation du chef de la délégation de l’UE en Turquie en décembre 2019, l’ambassadeur Christian Berger, il s’est adressé aux ambassadeurs des Ving-Sept. Après avoir souligné que le processus d’adhésion de son pays avait commencé il y a près de soixante ans, il a demandé aux diplomates d’accorder une attention plus soutenue aux relations avec son pays (Euronews, 3 décembre 2019).

En revanche, le maire d’Istanbul suit la position officielle de son pays concernant le refus de reconnaître le « génocide arménien de l’époque ottomane » comme l’avait publiquement fait le président américain Joseph Biden en avril 2021 : « C’est une grave erreur. Nous rejetons de telles tentatives d’incriminer la République de Turquie » avait-il alors déclaré via Twitter.

Les six partis d’opposition sont décidés à présenter un candidat unique pour mettre un terme aux vingt ans ans de règne de M. Erdogan. M. Imamoglu est-il la bonne personne ?

Melda Dogan

Journaliste et traductrice pour l’édition turque du Monde diplomatique.

(1Selon le quotidien turc Hurriyet, l’auteur du poème s’appelait Cevat Örnek. La plupart des commentateurs et Erdogan lui-même avaient attribué les quelques vers à Ziya Gökalp, un sociologue, écrivain et poète célèbre, inspirateur du kémalisme.

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