
« Il fut une époque où je pensais beaucoup aux axolotls. J’allais les voir à l’aquarium du Jardin des plantes et je passais des heures à les regarder, à observer leur immobilité, leurs mouvements obscurs. Et maintenant je suis un axolotl. »
J’ai récemment relu la nouvelle « Axolotl » de Cortázar. Je venais de revoir ces étranges créatures aquatiques au Jardin des plantes. Elles semblent nous observer derrière la vitre de l’aquarium, comme dans le texte de Cortázar. Paru en 1959 (1), il a fait l’objet de nombreuses interprétations : référence à Xolotl, le dieu aztèque qui refuse l’ordre cosmique et devient protéiforme ; symbole de deux désirs contradictoires chez une même personne ; métaphore de la folie dans laquelle l’écrivain craignait de sombrer ; ou encore, comme le propose Anouck Linck (2), un récit qui, à l’image de la mécanique quantique, se penche sur ces phénomènes contre-intuitifs qui sont pourtant vrais, et propose de « nous guérir de l’anthropocentrisme auteur de nos maux ».
Quant à moi, j’y ai toujours vu une métaphore de la condition de l’immigré, qui, sans s’en rendre compte souvent, devient autre dans son pays d’adoption, de façon irréversible. Et même si celui qui est devenu un axolotl n’a jamais cessé d’être « l’homme qu’il contemple lui-même, de l’intérieur de l’aquarium », comme l’écrit Karine Berriot (3), il sait, comme le personnage de la nouvelle, qu’il n’y a pas de retour possible vers son état antérieur.
Lire aussi Bernard Hourcade, « L’Iran se réinvente en puissance régionale », Le Monde diplomatique, février 2018.
Ce « sans retour possible » est une réalité très concrète pour les Iraniens, qui, comme moi, ont quitté leur pays après la révolution islamique de 1979. Durant toute la période de la terreur khomeyniste et de la guerre avec l’Irak, il nous était en effet impossible de rentrer en Iran sous peine de ne plus pouvoir repartir ou, pire, d’être incarcérés si on était des militants politiques.
Mon père, qui n’avait pas quitté le pays avec ma mère et moi en 1980, est resté coincé durant six ans, loin de nous, à Téhéran, alors même que la France lui accordait un visa. Pour une raison obscure, son nom se trouvait sur une « liste noire » qui lui valait d’être refoulé à l’aéroport chaque fois qu’il tentait le voyage. Était-ce parce qu’il était un personnage en vue au sein de la communauté arménienne d’Iran, où il occupait des fonctions représentatives ?
En cela, je me sens d’autant plus un axolotl que je n’ai pas seulement une double identité, mais une triple, voire quadruple identité : issue d’une minorité arménienne de Téhéran, immigrée à l’âge de 9 ans à Paris (ce qui fait de moi, aux yeux des sociologues, une immigrée de la génération 1,5) et auteure de polars français qui racontent l’Iran sans que je puisse y retourner par crainte de la répression… Car à l’heure du retour des sanctions américaines contre la République islamique, trop d’Iraniens sont arbitrairement arrêtés et injustement accusés de crimes qu’ils n’ont jamais commis.
Bien sûr, je savais lorsque j’ai commencé à écrire des polars situés en Iran que je faisais le choix de devenir un écrivain off-shore. Et en cela, encore une fois, je me sens comme l’axolotl dans son aquarium.
Pour Cortázar, le plus parisien des écrivains argentins, qui parlait français avec un accent belge, l’axolotl représentait semble-t-il la figure du traducteur, métier qu’il a très longtemps pratiqué en France. Or, le traducteur, rappelle Karine Berriot, est celui qui « transmet la langue de l’autre » et fait ainsi « un effort incessant pour tendre des ponts entre des mondes artificiellement séparés ». L’axolotl renvoie donc aussi à la figure de l’écrivain. Et pour Karine Berriot, Cortázar s’interroge dans ce texte, « sur le droit de témoigner d’une réalité à laquelle il reste extérieur », se demandant si la fonction d’auteur est celle d’« un voyeur vampire » ou d’« un caméléon positif ».
Lire aussi Ugné Karvelis, « Julio Cortazar, un Cronope dans les deux labyrinthes », Le Monde diplomatique, mars 1984.
Pour décrire l’Iran, ce pays dont je suis désormais coupée, je convoque de mon côté des souvenirs, des sensations, des odeurs, des visages provenant de mon enfance, ou des images de mon premier retour en Iran en 1994 et de mes reportages au début des années 2000. Mais je passe aussi et surtout beaucoup de temps à me documenter, en lisant articles, livres et autres rapports sur la condition des femmes en Iran, l’économie, les violations des droits de l’homme… Vous avez dit « voyeur vampire » ? De cette manière, alors qu’il n’y a pas un mot de vrai dans mes romans (je n’écris que de la fiction), je pense avoir réussi à dresser un portrait de ce pays qui correspond à la réalité, sans le diaboliser mais sans non plus céder à l’angélisme. En tant qu’écrivain-axolotl, me voilà donc, j’espère, « caméléon positif »…
Il faut également savoir que le « monstre d’eau » (son nom conjugue les termes atl (eau) et xolotl (monstre) de l’aquarium du Jardin des plantes a une capacité de régénérescence physique étonnante liée au fait qu’il reste, même adulte, à l’état larvaire. Il peut ainsi recréer ses organes endommagés, y compris dans son cerveau. Bref, il est d’une incroyable résilience. Et là encore, tout auteur ne peut que s’y reconnaitre. D’ailleurs, mes romans, sous couvert d’une intrigue policière ou d’une histoire d’amour, ne racontent-ils pas tous finalement une seule et même histoire, la mienne, celle d’une enfant qui, malgré elle, a quitté son pays, ses amis, sa famille, dans des circonstances restées mystérieuses, sans savoir si elle pourrait un jour y retourner ? À moins que le chemin du retour ne se trouve au Jardin des plantes ?
Comme Cortázar, je fréquente régulièrement ce lieu. J’y vais avec mon fils, qui par beaucoup de ses qualités me rappelle mon père, resté en Iran. C’est ainsi qu’un jour, alors que mon petit garçon avait 4 ou 5 ans, nous sommes tombés, au détour d’un chemin, sur un animal fabuleux : le markhor, un bouc aux cornes spectaculaires vrillées vers le ciel.
Peu de gens ont eu la chance de le croiser au Jardin des plantes : il est bien caché quelque part entre le cheval de Przewalski et les félins, il semble même évoluer dans un espace surnaturel à la Cortázar, puisqu’on ne le retrouve qu’une fois sur deux, munis du plan remis à l’entrée. La première fois que nous l’avons rencontré, il nous a autant étonnés par son aspect que par son nom étrange et inquiétant qui signifie « mangeur de serpent » en persan. Car markhor est une bête provenant d’une zone comprise entre l’Iran et l’Afghanistan. Et c’est ainsi que j’ai trouvé au Jardin des plantes le chemin d’un retour symbolique vers l’Iran.