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John Coplans, carnaval de la chair

par Thibaud Croisy, 10 janvier 2022
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« Reclining Back, Three Panels, Left », 1990
© The John Coplans Trust

Le 24 décembre, à l’heure où les foules se pressaient dans les grands magasins, que pouvait-on faire de mieux que profiter de la désertion des musées pour aller voir les photos de John Coplans (1920-2003) à la Fondation Cartier-Bresson ? Ce jour-là, flâner seul entre ses images et se perdre dans les mille et un fragments de son corps avait quelque chose de magique, pour ne pas dire merveilleux. Car loin d’être un mausolée, l’exposition célèbre au contraire la vitalité du projet de Coplans et fait l’effet d’une formidable cure de jouvence. Drôle de paradoxe, tout de même, venant d’un artiste qui aura embrassé une carrière de photographe à l’âge de soixante ans, après avoir été commissaire d’expositions, cofondateur de la revue Artforum et directeur de musées américains. Mais alors, quel sens donner à cette reconversion tardive ? Fausse retraite ? Seconde vie ? Ou récréation de dernière minute, à l’heure où les enjeux semblent moindres ? Sans doute un peu des trois. « La vieillesse est une des meilleures choses qui me sont arrivées », disait en tout cas Coplans. « Pour la première fois, je suis libre (1) ».

Cette liberté, cette conquête de l’espace et du temps, il l’aura acquise grâce à un sacré tour de force. Non plus en s’aventurant dans le vaste monde (Anglais émigré aux États-Unis, il avait déjà beaucoup voyagé) mais en revenant à l’infiniment petit que nous sommes et en errant à la surface de son propre corps. Ainsi, de 1984 à sa mort, Coplans s’amuse à photographier des parties de lui-même (mains, pieds, jambes, dos), à l’exception de son visage qui demeure invariablement absent. Avec l’aide d’assistants, il s’éclaire, pose, explore l’invisible de sa chair, part à la recherche des mondes qu’elle contient et révèle sa beauté géologique digne de paysages lunaires, volcaniques. En traquant les détails les plus infimes et en les exhibant dans des tirages plus grands que nature, Coplans change les proportions et fait vaciller les repères. Par exemple, dans l’imposant Reclining Back, Three Panels, Left (1990), son dos devient un massif escarpé, une lande de terre rongée par une forêt de poils, tandis que le pli de ses fesses dessine une mystérieuse anfractuosité — peut-être le début d’une grotte. Double Feet, Five Panels (1988) montre, lui, sur deux mètres cinquante de long, le profil de ses pieds dont l’épiderme est corné, sablonneux, salé — presque marin. Quant à Feet Frontal (1984), une image de taille plus modeste, elle évoque davantage un espace urbain. Face à l’objectif, les pieds dressés sur leurs pointes occupent tout le champ de l’image, bouchent l’horizon et forment d’étranges gratte-ciels séparés par une fine lame de ciel.

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« Feet, Frontal », 1984
© The John Coplans Trust

En réalité, que les tirages soient grands ou petits, d’un seul tenant ou en plusieurs panneaux (comme des polyptiques ou des fresques), ils nous invitent toujours à apprécier la picturalité de son corps : ses reliefs, ses dénivelés, ses dégradés de lumière (2). Et quand bien même aucune photo ne déroge à la règle du noir et blanc, la peau, elle, change constamment de teinte. On la verra brillante, métallique, argentée, livide, poussiéreuse, terne, grisâtre, obscure, brûlée, calcinée, noire. Une palette de nuances impressionnante donc, qui donne à voir in fine un corps de toutes les couleurs, de toutes les origines et de tous les temps, à la fois singulier et universel.

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« Torso Front », 1984
© The John Coplans Trust

Et si, en se déshabillant, Coplans s’était en fait déguisé, travesti avec rien, masqué avec sa propre nudité ? Si le performeur facétieux avait célébré les trompe-l’œil de l’âge, les faux-semblants de la chair, et exalté une conception baroque de l’identité ? Celle d’un corps en perpétuelle transformation qui contredirait l’immuabilité du titre de sa série (Self portrait). C’est bien de ce mouvement que témoigne l’exposition, rompant par là avec une approche trop sérieuse de Coplans, centrée sur l’objectivité froide et la documentation de la « déchéance ». Il suffit d’ailleurs de l’entendre parler pour saisir le ludisme de sa démarche. Avec Torso, Front (1984), une photo de son torse à la pilosité irrégulière, « ma poitrine est un dessin de visage du dix-septième siècle », dit-il (3). Dans Feet crossed (1985), où ses pieds croisés paraissent blanchis, poudreux, presque calcaires, ils sont « semblables à de la pierre, peut-être un fragment d’une crucifixion médiévale ». « Il ne leur manque que le clou », plaisante-t-il (4). Enfin, il raconte que Back of Hand. No. 1 (1986) est né du désir enfantin de « faire sourire [sa] main » et que la capture d’un de ses plis saillants, incurvés, en forme de bouche, était une manière de se redessiner (5). Une chirurgie plastique — et humoristique — par la grâce de l’appareil photo !

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« Back with Arms Above », 1984
© The John Coplans Trust

Bien sûr, la liste des analogies pourrait être longue car les figures de Coplans sont si suggestives qu’on ne peut s’empêcher de voir en elles une infinité d’autres œuvres. On pense aux associations surréalistes (les images d’Hans Bellmer, les tableaux de Dalí), aux clowns de Beckett, à la peinture des expressionnistes abstraits, aux expérimentations du Body Art, mais aussi aux vanités, aux planches anatomiques, à la statuaire antique, à l’art tribal, égyptien, préhistorique. Pourtant, quand on l’interrogeait sur cette prolifération d’influences qui traverse ses « solos », Coplans disait ne « jamais [comprendre] comment cela se produit ». « Quand je pose pour l’une de ces photographies, je suis immergé par le passé. L’expérience m’évoque celle d’Alice qui tombe à travers le miroir. Je n’utilise pas d’accessoire, je pose devant un fond neutre, blanc, et sans avoir le temps de comprendre quoi que ce soit, je me perds dans une rêverie. (…) Je ne sais jamais à l’avance si ce pouvoir de voyager dans le temps va se tarir, ou quel sera le prochain ensemble d’images (6) ». À l’en croire, chaque photographie serait donc l’occasion d’une chute dans son propre corps (dans sa mémoire, son inconscient, ses fantasmes) mais aussi dans le passé du monde qu’il porte en lui, qui l’excède et dans lequel il « voyage ».

Lire aussi Juliette Rennes, « Le corps des vieilles », Le Monde diplomatique, décembre 2016.

Les performances photographiques de Coplans ont ceci d’émouvant qu’elles adviennent à la fin de sa vie. Elles font ainsi de la vieillesse, non plus un achèvement, mais un feu d’artifice où le corps libère un flux de signes qui le précède, le déborde, et lui survit. Après tout, faire œuvre, c’est peut-être aussi se débarrasser de soi. Expulser des formes pour qu’elles vivent par elles-mêmes et acquièrent une autonomie indépendamment de leur auteur. Puis qu’elles passent à leur tour de corps en corps, sans fin, dans d’autres êtres qui ne sont pas non plus clos sur eux-mêmes mais simplement des points du monde, des vecteurs d’une histoire qui les dépasse et qu’ils ne maîtriseront jamais. Encore une fois, Mallarmé voyait juste : « mal informé celui qui se crierait son propre contemporain (7) ».


 John Coplans. La vie des formes. Commissariat : Jean-François Chevrier et Élia Pijollet. Du 5 octobre 2021 au 16 janvier 2022 à la Fondation Henri Cartier-Bresson (Paris) puis du 29 janvier au 15 mai 2022 au Point du Jour à Cherbourg-en-Cotentin.

 Jean-François Chevrier, John Coplans. Un corps, suivi d’une anthologie de textes de John Coplans, Le Point du Jour, 2021. 240 pages. 59 illustrations. 22 euros. L’essai montre notamment comment les textes de critique d’art de Coplans ont nourri son œuvre photographique.

Thibaud Croisy

(1Cité dans l’exposition et extrait de Christopher Lyon, « Seeing from Inside : John Coplans on “A Body of Work”, MoMA [The Museum of Modern Art Members Quarterly], New York, n°47, printemps 1988. La traduction française est publiée dans le livre de Jean-François Chevrier, John Coplans — Un corps, Le Point du Jour, 2021.

(2C’est peut-être l’apanage des corps âgés. En ce sens, Coplans prend le contrepied d’un Robert Mapplethorpe qui s’inscrit selon lui dans « l’idéalisation de la forme ». « Je suis contre l’idéalisation », affirme Coplans. « Je dis la vérité sur ma laideur. Souvent je pense qu’il doit être choquant pour les gens de voir des photos si laides. La plupart des gens sont laids. La beauté universelle est une utopie. J’utilise l’appareil pour révéler la vérité et non pour me cacher derrière l’ordre classique de la beauté. », in. « John Coplans à Marseille », Le Monde, 19 août 1989, non signé).

(3Cité dans l’exposition et extrait de Christopher Lyon, « Seeing from Inside... », op. cit.

(4Ibidem.

(5Cité dans l’exposition et extrait de Jean-François Chevrier, Une autre objectivité, Idea Books, Milan,1989. Jean-François Chevrier rapporte que Coplans dessinait d’abord les images de son corps. Il orientait ensuite la prise de vue de son assistante en la guidant grâce à un retour vidéo. À la fin de sa vie, quand Coplans deviendra aveugle, il s’en remettra totalement à la prévisualisation de la photo par le dessin.

(6Cité dans l’exposition et extrait de « My chronology » in John Coplans, A Body : John Coplans, New York, PowerHouse Books, 2002 (lisible ici).

(7Stéphane Mallarmé, cité par Jean-François Chevrier, Les relations du corps, L’Arachnéen, Paris, 2011. 

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