Se saisir d’un thème politique ne suffit pas à faire un film politique. Emmanuel Gras y parvient avec Un peuple, en salles ce 23 février. Son sujet : un rond-point de « gilets jaunes » à Chartres, entre novembre 2018 et son délitement six mois plus tard. Il y retrace la formation fulgurante et inattendue d’une petite Commune, expérience lente et heurtée, travail d’organisation oblige, finalement condamnée par la réaction de ce qu’on pourrait regrouper sous le terme « Centre » : à la fois pouvoir et centre-ville, et la concentration de l’attention sur une capitale de plus en plus verrouillée par la police. Si la mise en scène embarquée d’Emmanuel Gras, dont on entend parfois les questions hors-champ, prend un tour politique encore plus abouti que dans les films qui l’ont précédé sur ce mouvement, c’est que son ambition populiste, au bon sens du terme, s’y manifeste hors de tout surplomb pourtant souvent quasi-intrinsèque au projet — journalistique, politique ou même cinématographique. Seule envolée tolérée, un plan de drone resitue dans les premières minutes le rond-point dans son environnement urbanistique, hostile, dédié à l’automobile donc à l’essence, donc au coût du carburant — comme souvent déclencheur de la révolte. « Toi tu manifestes pour quelques dizaines de centimes de gasoil en plus », chantait le routier Kopp Johnson aux débuts du mouvement.
Négligeant ce qui se joue à deux pas, des hommes courent seuls sur des tapis roulants dans une salle de sport franchisée. Juste à côté sur le rond-point on s’assemble, on se parle et on se heurte aux mêmes obstacles que mille collectifs en gestation avant celui-ci, de l’ivresse des amitiés nouvelles aux déchirements internes. Si Gras parvient à faire davantage que documenter l’évènement, c’est qu’il ne cède pas aux facilités des portraits juxtaposés : les témoignages choisis sont au service de la coordination de ces gens qui agissent et non une simple galerie de personnages hauts en couleur. Sur leur rond-point, les « gilets jaunes » n’arrivent pas seulement avec leur petite histoire personnelle. Ils ne tournent pas en boucle comme les chaînes d’info obsédées par les « dérapages », ils ne piétinent pas comme les CRS autour de l’Arc de triomphe lors d’un épisode qui marque le début de la fin — puissance de la boucle déterminante, courage de la manifestation - violence saisissante de la répression.
Lire aussi Pierre Rimbert, « Quelle coalition face au bloc bourgeois ? », Le Monde diplomatique, février 2022.
Plusieurs caractéristiques du mouvement telles que les souligneront certaines analyses se retrouvent bien dans les paroles des acteurs : la sociologie très féminine du mouvement, des revendications souvent ignorées par les partis censés représenter les classes populaires, comme le blocage des prix des produits de première nécessité, le rejet des organisations traditionnelles et la nécessité de se structurer quand même, pour imprimer, organiser, porter plus haut les aspirations (1). On redécouvre les vertus de la politique, on refroidit sa colère pour ne pas sauter à la gorge du gérant du magasin qui s’offusque : « Pourquoi y en avait qui bloquait la circulation ? (...) [Emmanuel Macron] essaye petit à petit de faire bouger les choses, c’est pas facile. (...) On a un système qui est quand même pas mal. »
Transfigurée par la délibération collective, l’indignation devient productive, jusqu’à cette soirée organisée dans la salle des fêtes avec l’une des figures du mouvement, Jérôme Rodrigues (2). Au cours de l’évènement, une dame âgée propre sur elle, paysanne qui a « connu la famine pendant la guerre », prend le micro pour dire sa joie devant la tournure des évènements. Un mouvement de masse, enfin ! Elle ne croyait plus cela possible. « C’est formidable pour nous les anciens. » On se congratule, on s’énergise, on veut frapper plus fort, pousser plus loin le rapport de forces : alors on se donne rendez-vous à l’aube, pour une nouvelle opération « Péage gratuit ». À l’heure dite, ils ne sont que quelques-uns. L’action n’a plus la saveur de la veille. On s’explique, on s’obstine, on donne de son temps — ça dure — et de sa personne — ça craque parfois. Gras met en musique ces moments de la vie militante sans le folklore qui trop souvent la fige.
Lire aussi François Bégaudeau, « Colère », Le Monde diplomatique, février 2022.
Pour les images spectaculaires qui donnent envie d’en découdre (ou de fuir), il faut attendre. La fin du film, le moment du découragement. Comme si le cinéaste se rappelait soudain qu’il disposait aussi de ce pouvoir-là : nous relever du désespoir par le montage. Jusqu’à ce bouquet final, Gras se garde bien de tout lyrisme, préférant montrer sans fard les affres où désespèrent les plus « déter’ » et nous autorisant à identifier en creux les ingrédients manquants du passage de la révolte à la révolution : relais politiques insuffisants, gardiens de l’ordre en place trop puissants (liste non exhaustive). Il attend qu’il n’y ait plus rien à dire, semble-t-il, de la vie collective de ce rond-point fracassée sur les avenues de la capitale, pour prendre le relais. Comme une justification finale de son geste. Le surplus politique du film de Gras tient dans ce lent cheminement effectué par le réalisateur lui-même. De son observation participante. Il n’est pas venu ici confirmer un discours, rencontrer un électorat ou témoigner de la brutalité policière. Il a créé un objet, Un peuple, qui permet au spectateur de déterminer lui-même s’il en est, s’il souhaiterait en être. Ou s’il préfère investir dans un tapis de course.